Impuissant, désarmé, témoin consentant, le public du théâtre de Poche-Montparnasse assiste à la descente aux enfers, glaciale et clinique, d’un médecin pris au piège de ses principes, de ses coutumes, de ses démons familiers. Obsédé par une femme qu’il désire et qui se refuse à lui, l’homme plonge inexorablement dans les eaux troubles d’une folie froide et dure. Avec sensibilité et fougue, Alexis Moncorgé donne couleur et profondeur aux mots de Stefan Zweig. Le regard fiévreux, les gestes nerveux, il se glisse progressivement jusqu’à épuisement dans la peau de cet être perdu entre raison et aliénation… Epoustouflant !…
Quelques caisses de bois, de la toile blanche, tout évoque la cale d’un bateau. Au loin, on entend la musique du pont supérieur. Les gens dansent, s’amusent, chantent. Dans la pénombre, une silhouette impressionnante apparaît. L’homme erre. Il semble fuir le monde. Dans un coin, il trouve refuge auprès d’un étranger. La tête remplie d’idées sombres, le regard perdu, il commence à se confier. Il raconte son enfance en Europe, ses études de médecine, comment pour échapper à ses démons, il a accepté une mission en Malaisie, sa vie depuis 5 ans dans une province reculée où aucun blanc ne vit. Puis, vient le moment d’expliquer pourquoi il est sur ce bateau, pourquoi il se cache, pourquoi il semble ahuri, détaché de sa propre vie.
Alors qu’il vivait paisible, une femme d’une beauté singulière, élégante, une dame de la capitale, une européenne comme lui, pousse la porte de son cabinet pour lui demander de l’aide. Immédiatement sous le charme, mais blessé par son attitude méprisante et hautaine, comprenant l’enjeu de la visite, il se refuse à l’aider, il veut qu’elle plie, qu’elle s’abandonne, qu’elle lui montre son visage, qu’elle le considère comme son égal. Avec morgue, elle le rejette et s’enfuit.
Après le choc de cette terrible entrevue, conscient de son erreur et d’avoir mis en danger cette mystérieuse inconnue en ne lui portant pas assistance, le médecin est hébété, abasourdi. Terriblement blâmable, obsédé par cette étrangère, il se lance à corps perdu dans une course effrénée pour la retrouver afin de faire amende honorable, pour la sauver du déshonneur. Obnubilé par cette femme, perdu dans ses pensées, dans ses divagations, une petite graine germe dans son esprit, celle de la honte, de la culpabilité, de l’aliénation mentale. Pris d’un coup de sang, tel un Amok, un fou de Malaisie, il va tout faire pour tenter de réparer son erreur de jugement de jeune coq rejeté, jusqu’à épuisement, jusqu’au dénouement qui ne peut être que tragique.
Seul sur scène, Alexis Moncorgé déploie tout un monde, par ses gestes, ses mouvements, ses pantomimes. Il embarque le public, témoin muet, auditeur attentif, dans son sillage. Il lui fait arpenter la campagne malaisienne, les rues étouffantes et moites de la capitale. Il l’invite au bal de la haute société, avant de l’entraîner dans les bas-fonds glauques où se cachent les faiseuses d’ange clandestines. Jamais la course ne s’arrête, l’honneur d’une femme, de la femme, est en danger, même au-delà la mort. Il la suit partout, emportant avec lui sa raison.
Dans ce tourbillon d’émotions, il n’y a aucun répit pour le spectateur. Pris dans les rets de cet homme gagné progressivement par une folie froide glaciale, il subit cette déchéance de l’esprit, il observe, sans pouvoir réagir, l’aliénation grandir dans l’âme de ce jeune médecin.
Avec exaltation et enivrement, Alexis Moncorgé prend possession de ce personnage tourmenté. Il est impressionnant de charisme, de brutalité, de compassion et d’authenticité. Les postures, les intonations, les pas chorégraphiés, sont ceux de l’homme et non de l’artiste, tant le second s’efface devant le premier. Quel jeu, quel investissement, en adaptant Amok de Stefan Zweig, le comédien s’est littéralement imprégné du magnifique texte de l’écrivain autrichien. Il a su en extraire la beauté, la force, l’élégance.
La mise en scène aérienne et éthérée de Caroline Darnay souligne le propos avec simplicité, laissant à Alexis Moncorgé l’ampleur nécessaire pour qu’il donne vie à ce personnage singulier, errant entre conscience et folie. L’impression est saisissante. Sur la corde raide, au bord du précipice, le comédien est vibrant d’émotion. Il semble totalement investi par le rôle qu’il a bien du mal à quitter, alors que la salle, subjuguée, applaudit à tout rompre cette performance magistrale …
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Amok de Stefan Zweig
Théâtre de Poche-Montparnasse
75, Boulevard du Montparnasse
75006 Paris
Jusqu’au au 13 mars 2016
Du mardi au samedi à 19h et le dimanche à 17h30
Durée 1h15
Adaptation d’Alexis Moncorgé
Mise en scène de Caroline Darnay
Scénographie de Caroline Mexme
Avec Alexis Moncorgé
Lumières de Denis Koransky
Création Sonore de Thomas Cordé
Chorégraphe de Nicolas Vaucher
Avec les voix de Benjamin Nissen et Laurent Feuillebois
Crédit photo © Christophe Brachet