Dans D’Un lit à l’autre, créé en octobre dernier au CDN de Normandie-Rouen, juste avant la fermeture des théâtres, et repris, après de multiples reports, aux Plateaux Sauvages, Tünde Deak questionne l’image iconique de Frida Kalho à travers l’esprit errant et mordant de l’artiste défunte. À la confluence des arts vivants, elle signe une évocation en creux de la peintre, une sorte de croquis psychologique délicat et troublant.
Dans la pénombre du plateau, on devine, statique, immobile, une silhouette de femme, comme suspendue dans les airs. Fleurs dans les cheveux, pieds nus, robe amble, Frida Kahlo, reconnaissable entre mille, telle une déesse, une icône, semble installée sur un autel, un lieu de culte. Alors que nos yeux s’habituent, que la lumière augmente d’intensité, un autre décor apparut. La célèbre peintre mexicaine est morte. Elle est posée sur une table d’autopsie. Le décor vertical imaginé par Marc Lainé place ainsi le spectateur au plafond de la chambre mortuaire. Il flotte dans les airs, tutoyant ainsi l’esprit errant de la défunte.
Un face à face entre la vie et la mort
Après une vie de souffrance, clouée sur un lit, une grande partie de son existence, Frida Kahlo n’est plus. Visage détendue, yeux grands ouverts, elle se repose enfin sur sa dernière couche, faite d’un métal froid, brillant. Atteinte d’une poliomyélite à l’âge de six ans qui a déformé l’une de ses jambes et la fait boiter, elle survit à 17 ans par miracle à un accident de bus, qui la blesse au plus profond de sa féminité, qui l’obligera à subir de nombreuses interventions chirurgicales. Libérée de ce mal qui la ronge mais qui est aussi au cœur de sa création, l’artiste livre par bribes des ressentis, des émotions, des fulgurances.
Un au-delà onirique
Passée de l’autre côté de miroir, Frida Kahlo se souvient de son grand amour Diego Rivera, de sa sœur, la belle Cristina, de leurs tromperies, mais aussi de ses amants, de son engagement politique, communiste, de ses douleurs physiques, morales, de son incapacité à mener une grossesse à terme, de sa force vitale, farouche et furieuse. Loin d’un catalogue ou d’un biopic, Tünde Deak propose un voyage dans l’inconscient de l’artiste, dans sa mémoire, dans son processus créatif. Tout n’est qu’évocation, suggestion. Jouant avec la scénographie inventive de Marc Lainé, l’auteure et metteuse en scène immerge le spectateur dans un espace mental et psychique, dans un ailleurs transcendé, augmenté.
Frida et son ombre
Interprétée par la vibrante Céline Millat-Baumgartner, dont on a pu apprécier les talents de comédienne et dramaturge, dans Les Bijoux de pacotille et Marylin, ma grand-mère et moi, Frida Kahlo semble prête à traverser le quatrième mur, à entrer en contact avec le public, réincarnée, humaine. Cette impression est d’autant plus prégnante, que la contorsionniste Victoria Belen, virevolte tel un fantôme autour de l’artiste. Sœur aimante, jalouse et traitresse ou double de la peintre, elle navigue dans les airs, se roule à terre. Présente, vibrante, elle joue autant les protectrices que les empêcheuses de tourner en rond. Elle est la mort et la vie conjuguées, le présent et le passé.
Dépassant la figure iconique, évitant le risque de l’hagiographie, Tünde Deak signe un spectacle total à la confluence des arts, une expérience dans l’œuvre de Frida Kalho, bien au-delà de sa propre glorification, de ses auto-portraits.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
D’un lit à l’autre de Tünde Deak
Les Plateaux Sauvages
Du 21 au 29 mai 2021
Mise en scène de Tünde Deak
avec Céline Milliat-Baumgartner et Victoria Belen
scénographie de Marc Lainé
assistanat et costumes : Anouk Maugein
lumières de Kelig Le Bars
son de John Kaced
création vidéo de Baptiste Klein
construction du décor : Didier Raymond – Les Constructeurs
Crédit photos © Arnaud Bertereau