Les mots frappent, cognent, rebondissent. Les discours se suivent, se poursuivent, se répondent. Les regards se perdent, se cherchent, se fuient. Les gestes sont tendres ou violents. De monologue en monologue, un dialogue singulier sur la vie, sur les rapports à l’autre, aux autres, se construit. L’un après l’autre, quatre artistes, comédiens ou metteurs en scène, se livrent sans fard, se déchirent et se crient leurs vérités aux visages. L’effet est déroutant, surprenant, déconcertant. Séduit par ce quatuor éblouissant, lumineux, on finit pourtant par perdre pied, submergé par le flot de paroles, enivré par l’étrange longueur de ce texte redondant et puissant… Au final, l’expérience tourne court. La profonde vision de Pascal Rambert, trop délayée, étirée, perd force et puissance… laissant la lassitude s’instiller dans le public… Dommage !…
Face au public, sous un panier de basket qui trône et domine la scène, quatre êtres, quatre artistes, sont figés dans le temps et l’espace. Chacun sa posture, aucun n’osant regarder les autres. Depuis 20 ans, ils font du théâtre ensemble. Denis (sombre et ténébreux Denis Podalydès) est l’auteur et l’amant d’Audrey (éclatante et furieuse Audrey Bonnet) Il s’apprête à lire la biographie de Staline qu’il a écrite et qui doit servir de base à la future pièce du quatuor. Stan (combatif et ardant Stanislas Nordey) est le metteur en scène. Il est le compagnon d’Emmanuelle (lumineuse et charnelle Emmanuelle Béart).
Tout semble calme, presque éteint. Pourtant, ce silence assourdissant préfigure une tempête violente qui va sonner la fin d’une époque, d’un groupe, d’une génération. L’implosion est inévitable. Dans un battement de cils, Audrey capte le regard enamouré de Denis pour Emmanuelle. C’est le déclic, la goutte de trop. D’une voix grave, profonde, elle harangue le public et ses collègues. L’assaut est violent. Les mots fusent, s’entrechoquent et se répètent. La colère est froide, implacable. Rien n’arrêtera la vérité, « sa » vérité d’éclater. Audrey ne taira rien des différends qui les unissent, les rassemblent et les séparent. Non, elle n’arrondira pas les angles. Elle dira tout ce qu’elle a toujours tu sur eux, sur leur monde, sur leur façon de travailler, sur leur mode de fonctionnement. Elle ne s’arrêtera pas avant que la fureur qui la consume soit tarie, avant d’avoir déversé toute sa bile.
Confrontés à cette diatribe amère, acide et acerbe, les trois autres protagonistes, ébranlés, subissent chacun des mots comme des coups, ils errent dans le décor hyperréaliste imaginé par Daniel Jeanneteau, sans pouvoir se regarder, se rapprocher, s’épancher. Ils attendent atones, impuissants, emportés par le flux de paroles. Epuisée, sonnée, Audrey finit par déposer les armes. Elle souhaite fuir le désastre, quitter le groupe en pleine déliquescence. Elle est attrapée vol par la voix suave et sensuelle d’Emmanuelle. Lumineuse, la comédienne se défend. Pulpeuse, jouisseuse, elle incarne le désir. Ses mots, qu’ils soient doux, violents, tendres, ou crus, sont des caresses. Humaine, féminine, elle chuchote et séduit. Le quatuor se resserre un temps. Puis, c’est autour de Denis d’énoncer ses doutes, de lever le voile sur ses idéaux, et de marteler ses vérités. L’homme est creux, vide. Égaré dans un monde sans âme, sans illusions, il a perdu la flamme, le feu sacré. Enfin, Stan se réveille. Conscient du désenchantement dans lequel il évolue, il lance un dernier cri d’amour, un ultime appel aux générations futures pour qu’enfin, la vie reprenne, combative, passionnée, enthousiaste.
Si le vaudeville semble être au cœur de cet étonnant spectacle, ce n’est que la partie émergée et intelligible de l’iceberg. La prose Rambertienne est bien plus complexe et âpre. Le dramaturge s’amuse des mots. Il les répète à l’envi, créant ainsi une rythmique et un lyrisme faits de redondances, de répétitions et d’échos. Cassant les codes du théâtre classique, il impose un style unique, fait de très longs monologues qui finissent étonnamment par s’emboîter. En mêlant l’intime au professionnel, il crée une étrange musique, faite de cassures, de faux-semblants, de jeux de miroirs et de mises en abîmes. Alors que les querelles intestines éclatent et fissurent l’harmonie du groupe, les comédiens continuent inexorablement à répéter la pièce de Denis. Sous la tutélaire présence du panier de basket, les derniers survivants d’un monde révolu, la Russie blanche, meurent sans combattre sous les coups des révolutionnaires, prenant peu à peu conscience de leur vacuité, à l’instar de notre quatuor qui continue à s’écharper.
Le parallèle entre les deux histoires est évident. Il sonne étrangement juste. Gâtés, choyés, insouciants, les protagonistes fictifs et réels sont à l’image du désarroi de ces deux époques, de ces deux sociétés en fin de course ayant abusé d’un système. Clairvoyants, ces enfants des idéologies depuis trop longtemps perdues, rendent les armes dans un dernier souffle, laissant aux générations futures le pouvoir de tout reconstruire, de vibrer, d’aimer.
Bien que poétique, profond et militant, le texte perd en force sur le long cours. Trop dilué, étiré, il finit par lasser, épuiser, éreinter les plus vaillants spectateurs. Certains cèderont à la facilité et quitteront la salle. D’autres, plus pugnaces, plus curieux, plus optimistes, plus patients, se laisseront séduire par la forme étonnante de la pièce et par le magnifique quatuor de comédiens. Tous les quatre sont des virtuoses de la scène. Que ce soit dans les silences ou dans les longues tirades, ils imposent leur flamboyante et intense présence. Pantins humains pris dans ce ballet sombre et cynique, ils donnent aux gestes et aux mots une élégance, une sobriété et une puissance surprenante. Ils sont les véritables joyaux de ce manifeste longuet et interminable…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Répétition de Pascal Rambert
Théâtre national de Caillot
salle Jean Vilar
1, Place du Trocadéro
75016 Paris
Jusqu’au 27 novembre 2015
Durée 2h15
Mise en scène Pascal Rambert assisté de Thomas Bouvet
Avec Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Stanislas Nordey, Denis Podalydès, Claire Zeller
Scénographie de Daniel Jeanneteau
Lumières d’Yves Godin
Musique d’Alexandre Meyer
Costumes de Raoul Fernandez et de Pascal Rambert
Directrice de production Pauline Roussille
Régie générale Martine Staerk
Régie Lumières Arnaud Godest
Régie son Théo Jonval
Régie plateau Stéphane Rouaud, Guillaume Rollinde de Beaumont
Crédit photos © Marc Domage