Teint clair, cheveux longs, roux, Thomas Alfred Bradley est un artiste jusqu’au bout des ongles. Entré en 2017 dans la Emanuel Gat Dance, le danseur et chorégraphe, né en 1990, est aussi habile de ses mains que de son corps. Sculptant l’espace de ses mouvements et de ses étoffes, il a créé les extraordinaires et caravagesques costumes de LoveTrain2020, dont la première a eu lieu en octobre dans le cadre de Montpellier Danse.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la danse ?
Thomas Alfred Bradley : Jeune, je me souviens avoir regardé beaucoup de clips de musique pop comme ceux de Jennifer Lopez ou de Michael Jackson, d’avoir enregistré les émissions de Bob Fosse comme Sweet Charity et Liza with a Z. Toutefois, je pense que l’envie de danser, de m’exprimer à travers le mouvement existait déjà en moi. Par touches, tous ces moments, ces shows ont agi comme des déclencheurs.
Quel est votre parcours ?
Thomas Alfred Bradley : J’ai tout d’abord commencé par des cours de jazz, de claquettes et de danse de salon. Puis durant quatre ans, je me suis formé au contemporain, à la gymnastique acrobatique, à l’improvisation et à différentes techniques originaires de Nouvelle-Zélande. Ensuite, je suis entré à la Sydney Dance Company. J’y suis resté trois ans, avant d’intégrer l’Australian Dance Theatre. Soutenu par Larissa McGowan, avec qui je travaillais, j’ai commencé à chorégraphier et à’ interpréter mon propre travail. En 2015, je me suis passionné pour le Butoh. Aidé par le Conseil australien des Arts, j’ai pu suivre au Japon des entraînements intensifs de cet art. Deux ans, plus, j’ai déménagé en Europe et j’ai commencé à travailler avec Emanuel Gat. Ce sont des univers très différents, qui créent une sorte de conflit en moi. Travailler avec Emanuel demande un engagement social et personnel, bien au-delà du simple fait d’être en studio, de créer, d’apprendre et reproduire une chorégraphie. En opposition, le Butoh est pour moi, un sport plus intime, plus exclusif. C’est un dialogue thérapeutique et schizophrène à l’intérieur de soi. Je peux bien sûr utiliser l’imagerie et l’esthétique du Butoh dans le travail d’Emanuel, mais l’expérience est complètement différente. Pour mon équilibre, je me force à séparer les deux : la style Gat (danse sociale) ou l’autoréflexion comme action ; le Butoh (schizo-danse) ou la réflexion sur soi comme pensée.
Comment avez-vous rencontré Emanuel Gat ?
Thomas Alfred Bradley : J’ai suivi un stage d’été de 5 jours avec Emanuel à Montpellier en 2016. Ce fut une courte période de création, se terminant par une présentation publique en fin de semaine. Je me souviens avoir été exceptionnellement frustré par le processus et en même temps intrigué. Il y avait une acuité du mouvement, une liberté d’expression corporelle, que je n’avais jamais connues auparavant. C’était très intense. Emanuel donne des situations, des idées, des instructions, puis c’est à nous d’impulser notre propre écriture, notre propre gestuelle. C’était très différent de ce que j’avais connu dans les structures par lesquelles j’étais passé en Australie.
Comment se passe les répétitions avec Emanuel Gat ?
Thomas Alfred Bradley : Nous travaillons directement avec Emanuel. Il n’y pas d’intermédiaire. Notre grande force, c’est d’être soudé. Après nous avoir donné quelques recommandations, il nous laisse nous exprimer. C’est un vrai travail de plateau et d’improvisation. C’est très rafraîchissant ce sentiment d’autonomie. De son regard de chef d’orchestre, il revient vers nous pour ciseler l’ensemble, lui donner une cohérence. Le processus créatif est pour Emanuel de l’ordre de la dualité, entre obsession et réflexion. Je trouve cela fascinant.
En général, la production de matériel chorégraphique est très rapide. Nous n’avons pas le temps d’intellectualiser le mouvement. Nous travaillons à l’instinct, jusqu’à que ce que le mouvement s’installe dans nos corps, devienne comme une seconde nature. Ce moment précis de bascule est d’ailleurs la partie du travail qu’Emanuel préfère. Mais ce qui est encore plus passionnant, c’est que jamais l’écriture collective, la gestuelle que nous apprenons ne se résume à une banale reproduction. D’ailleurs, quand on tente consciencieusement de copier un mouvement, ça ne marche pas, il manque un truc. Les dix-neuf premières minutes de Story Water en sont un excellent exemple.
Je crois que la grande force d’Emanuel, c’est l’effet troupe. Nous travaillons ensemble, laissant l’individualité au placard. Son écriture fonctionne justement par cette cohésion, cette solidarité permanente. Après plusieurs années de travail dans l’Emanuel Gat Dance, j’apprends à accepter que le sens du geste puisse également être trouvé dans l’action, plutôt que dans la réflexion. C’est quelque chose auquel j’aime penser, avec un brin d’ironie.
Pour LOVETRAIN 2020, vous avez aussi créé les costumes…
Thomas Alfred Bradley : J’ai toujours été conscient de la façon dont je m’habillais. Cela affectait directement ma perception de moi-même. Chaque jour, j’accorde beaucoup d’importance à ma manière de me vêtir. Je crois que cela rejoint dans mon esprit la pratique, la philosophie du Butoh. Tel vêtement, telle couleur, tel style, met l’accent sur une partie de mon corps. Cela me constitue et me définit à un moment donné de la journée. Emanuel a très vite pris conscience de cela. Suite à un défilé qui a eu lieu à Montpellier en 2018, où je portais une salopette déconstruite avec des graffitis noirs et verts, il m’a proposé de mettre mes talents au service de la compagnie. C’est ainsi que j’ai créé les costumes de Story Water en 2019 pour le festival d’Avignon et ceux de LOVETRAIN 2020.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Thomas Alfred Bradley : J’ai plusieurs sources d’inspirations, y compris les danseurs eux-mêmes. Pour LOVETRAIN2020, avec Emanuel, nous avions posé comme concept de base, que tous les interprètes devaient être habillés pour ce rendre au Met Ball, gala annuel de collecte de fonds au profit du Anna Wintour Costume Center du Metropolitan Museum of Art de New York. Les tenues portées par les artistes et les mécènes sont souvent assez extravagantes. Partant de là, j’ai envoyé à chacun des danseurs, trois questions : Qui serait le créateur idéal de votre costume ? ; Quel genre de chaussures porteriez-vous ? et choisissez-vous un pronom ? . Une autre contrainte était que la tenue soit composée de deux à trois couches afin que chaque silhouette puisse changer tout au long du spectacle.
Rapidement, elles sont devenues un personnage particulier, avec de nombreuses références différentes dont la créatrice Ngila Dickson, un sentiment «L’ancien meurt et le nouveau ne peut pas renaître », une image «l’eau flottante» et Andy Stott. Le sens esthétique, qui tend incontestablement vers le baroque, est venu peu de temps après que j’ai commencé à choisir les tissus qui allaient composer les costumes de chaque danseur. Par goût personnel, j’ai choisi des étoffes et des matériaux épais et texturés.
Comment se sont passées les répétitions entre reports et annulations ?
Thomas Alfred Bradley : Nous avons eu nos dernières répétitions à la mi-mars 2020, puis nous n’avons pu ni jouer ni répéter avant la fin août 2020. Heureusement, nous avons eu la chance de pouvoir répéter et créer à Montpellier d’août à octobre, à un moment où de nombreux autres festivals ont tout simplement fermé leurs portes. L’on doit beaucoup, à la volonté de Jean-Paul Montanari et à l’équipe de Montpellier Danse 2020, qui ont tout fait pour faciliter les représentations lors de l’édition 40 bis.
Créé à Montpellier en octobre, le spectacle n’a pu encore être repris. Comment le vivez-vous ?
Thomas Alfred Bradley : C’est une sensation très étrange. J’ai toujours trouvé que les danseurs étaient exceptionnellement résistants et capables de rebondir, quelle que soit la situation. Ce contexte de pandémie est différent car si nos corps sont disposés à travailler, ils ne sont pas autorisés à le faire. Et nous avons tous une date de péremption. Certains mouvements, certains gestes ne sont pas éternels. Aussi morbide que cela puisse paraître, je pense que les danseurs sont surtout habitués à cette mort somatique. Notre danse est ce qui nous permet de transcender «la finitude» de nos corps. Je suis obligé d’en rire en considérant l’ironie selon laquelle notre danse accélère également ce processus de décomposition physique. C’est ainsi. Nous espérons toutefois bientôt pouvoir donner LOVETRAIN 2020, faire vivre ce spectacle.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
LOVETRAIN2020 d’Emanuel Gat
Montpellier Danse 40 bis
Opéra-Comédie
représentation professionnelle à Chaillot – Théâtre de la Danse
Crédit photos © Julia Gat