Dans le cadre de l’exposition Radical.e à la galerie LM Studio Marais, lieu qui associe pratique du yoga et art plastique, l’artiste Yaya Bela présente dessins et sculptures inspirées d’un travail très personnel autour de sa quête d’intériorité, de ré-appropriation du corps. Rencontre avec une artiste plurielle aussi à l’aise avec la porcelaine, le tissu que les végétaux.
Quel est votre premier souvenir d’art ?
J’ai le souvenir d’avoir vu beaucoup d’expositions, d’avoir assisté à beaucoup de vernissages — notamment ceux de mon père photographe. Mais ce que j’associerais à mon premier vrai souvenir d’art — dans le sens de celui qui m’appartient totalement, c’est la rencontre avec un petit tableau de Paul Klee au musée Guggenheim à Bilbao. Je devais avoir 11 ou 12 ans, et nous étions parties en virée en voiture à Bilbao ma mère et moi, principalement pour visiter le Guggenheim qui venait d’ouvrir. Ce musée a été un bouleversement dans ma rencontre avec l’art contemporain et les expériences sensorielles infinies qu’il semblait pouvoir m’offrir. J’ai eu la chance d’y découvrir des artistes majeurs du XXe siècle. Et au détour d’une salle, j’ai rencontré la peinture. Je me souviens encore parfaitement de ce petit tableau de Paul Klee. De la texture, des couleurs et surtout du monde que je voyais se dessiner à l’intersection de celles-ci. Ce n’était pas une toile gigantesque, elle ne donnait pas une impression fracassante mais elle m’a fait ressentir ce que j’ai toujours recherché après dans mon rapport à l’art et la création. Ce vertige intérieur, cette ouverture du cœur, cette émotion bouleversante très proche du sentiment d’amour qui me donne l’impression d’une grandeur infinie, d’un renversement intérieur et d’une paix indicible.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art ?
J’avais 3 ou 4 ans quand mon père m’a offert mon premier appareil photo. Un petit compact que je voulais désormais emmener partout, comme mon père le faisait avec le sien. Par ce geste, j’ai entendu la possibilité pour moi aussi d’une expression par les arts visuels. Ce n’était pas encore à proprement parler l’envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art, mais une transmission d’un ordre tacite qui me marquait à cet endroit-là comme l’égale de mon père et semait la graine de cette possibilité d’être artiste à mon tour.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être plasticienne ?
J’ai constaté me lasser assez vite des occupations que je mène. Je peux être complètement absorbée par une passion qui va durer quelques mois, un an, deux ans maximum puis la laisser tomber, car j’ai le sentiment d’en avoir fait le tour. Grâce aux arts plastiques, je peux, d’un projet à l’autre, découvrir de nouvelles techniques, de nouvelles manières de mettre en œuvre, mettre en corps, mettre en matière mes pensées. Ce qui m’enchante et continuera de m’enchanter encore longtemps dans le fait d’être plasticienne, c’est cette possibilité de découvrir tout un univers à chaque début de projet mené. C’est la possibilité — en partant de moi — de découvrir des mondes vastes et riches qui nourrissent un propos et de le livrer au monde dans toute sa beauté et sa complexité.
Quelle est votre première œuvre et quel souvenir en retenez-vous ?
J’ai une douzaine d’années et je vais voir une thérapeute. Pendant plusieurs mois, je reste face à elle dans son cabinet, complètement mutique. Malgré ses questions, je n’ouvre pas la bouche. Je me sens en incapacité totale de livrer la moindre émotion. Jusqu’au jour où elle me donne un bloc de faïence rouge. Grâce à l’argile, je reprends contact avec une zone de moi en désir de s’exprimer et je modèle une sirène. Celle-ci a été exposée dans une vitrine dédiée pendant plusieurs années. Je considère cette sculpture comme ma première œuvre, et ce, malgré mon jeune âge et ce contexte particulier, car elle procède d’une transformation intérieure et de la certitude que ce qui était bloqué et douloureux en moi pouvait être transformé en quelque chose de beau et de guérisseur pour moi, mais également pour d’autres.
Votre plus grand coup de cœur artistique ?
Ce qui me plaît particulièrement, ce sont les œuvres créées et pensées pour un espace. Les œuvres monumentales qui emmènent les spectateurs et les spectatrices avec elles. Parmi toutes celles que j’ai vues, je retiens l’installation de Boltanski dans la nef du Grand Palais pour Monumenta en 2010, particulièrement bouleversante et englobante.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
J’imagine que la question est orientée autour de l’art, mais j’ai envie malgré tout de répondre « mes enfants ». Je ne crois pas avoir vécu de plus belle rencontre que celles d’avec ces petits êtres qui d’ « en gestation » sont devenus en quelques minutes des êtres parfaitement palpables, sensibles et fragiles tout en portant déjà en eux tout ce qui fait leur force de vie et leur compétence à survivre et se faire aimer. Et probablement que c’est ce que je recherche à chaque création. Une intensité qui espère affleurer celle ressentie lors du premier échange de regards après la mise au monde d’un bébé.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
C’est l’acte de penser une œuvre qui est essentiel à mon équilibre et me permet de rester debout. Un projet, une idée surgissent et en cela portent un élan vital. En fait, je m’aperçois que l’acte de création, c’est la vie pour moi. Dans le sens où c’est ce qui vient « alchimiser » tout ce qui est essentiel pour moi dans mon rapport à la vie. L’enthousiasme, la beauté, la joie, le lien social, le lien humain, l’engagement physique et corporel, l’exigence, l’alignement intérieur, la loyauté…
Qu’est-ce qui vous inspire ?
La nature. Les paysages. Ce que je peux voir de loin et qui a un sens graphique différent de ce qu’il représente à première vue. Il y a un rapport d’échelle important dans ce qui peut m’inspirer. Soit c’est très lointain et j’en capte une essence, des formes, une énergie particulière ; soit c’est très proche et j’en puise la beauté et la force du détail — donc les nervures d’une feuille, les fragilités d’une texture. Les textures m’inspirent beaucoup. J’aime à les collectionner, les figer dans la porcelaine.
De quel ordre est votre rapport à l’art ?
Si l’on entend par « art » notre rapport à la beauté, aux sens, à l’intellect et à l’émotion et non le rapport marchand ou de nécessité lié à celui-ci, alors je dirais que celui-ci est viscéral pour moi. Qu’il vient toucher à quelque chose d’impérieux. Qu’il est une stimulation nécessaire à ma survie.
À quel endroit de votre chair, de votre corps situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Dans le cœur. Absolument et toujours dans le cœur. Parfois — en sus du cœur — dans le bas-ventre. Dans la zone uro-génitale précisément. Dans ces moments-là, c’est une œuvre ou un projet en gestation qui est lié à une forme d’urgence. Une urgence et une réponse à une situation donnée.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
J’ai de l’admiration pour beaucoup d’artistes. Il y en a énormément avec lesquels.le.s j’aimerais travailler. Malgré cela, je n’ai pas envie de citer de noms, mais plutôt de brosser un profil d’artiste.
J’ai envie de travailler avec des artistes prêt.e.s à se laisser chambouler, mouvoir et percuter par l’autre. J’ai envie de travailler avec des artistes prêt.e.s à laisser la place aux émotions et à l’expression de celles-ci. J’ai envie de travailler avec des artistes engagé.e.s politiquement et corporellement dans leur pratique. J’ai envie de travailler avec des artistes qui ont une certaine vision du monde et une forme d’urgence à créer.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Je rêve de participer à un projet d’art total. Dans un lieu de nature, très vaste et très beau, pouvoir créer un projet englobant différentes expériences sensorielles et des pratiques multiples utilisant différents medias. Allier la musique, les arts plastiques, la scénographie, la danse, la vidéo en prenant appui sur ce qui nous porte et nous entoure, la connexion au vivant.
Si votre vie était une œuvre, qu’elle, serait-elle ?
Elle serait sans conteste une œuvre de land art. Une œuvre qui utilise ce qui se trouve sur place pour être érigée et créée, patiemment, minutieusement. Une œuvre qui fait corps avec son environnement et qui le met pourtant en exergue en le sublimant. Une œuvre qui a la patience et l’humilité de s’abandonner à celle du temps et sait se laisser emporter et transformer quand est venu le moment.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Exposition RADICAL.E de Yaya Bela, dessins & sculpture, à voir jusqu’au 20 mai 2021 au LM Studio Marais – 15 rue Bourg Tibourg – 75004 ParisUn projet de ShoesLess by Melie Yoga
Crédit Photos © Frédérique Pottier © MJ