Sur la scène du théâtre de la Ville, la chorégraphe Phia Ménard met à mort le monde d’hier. Empli de clichés machistes et misogynes, dominé par l’homme tout puissant, sauveur, cet univers vacille sous les coups vengeurs, rageurs, sous la hargne de femmes rebelles à tout diktat. De cette violence extrême, de cette colère trop longtemps retenue, naît un nouvel ordre où la sexualisation sociale n’est plus. Saisi par l’atmosphère étrange qui se dégage de ce combat frénétique, lascif, interminable et harassant, on est subjugué par la beauté des tableaux successifs qui tiennent plus de l’esthétisme d’usine que de celui des contes de fées… Secouant croyances et consciences, ce singulier ballet touche au cœur… Fascinant !
Un lingot d’or imposant, énorme, occupe la scène. Des grésillements de néons, de moteurs de frigos, semblent en provenir. Ils sont assourdissants. Puis, d’un coup, la salle est plongée dans le noir. Des bruits méconnaissables se font entendre. Lentement la lumière s’allume. L’immense masse dorée semble vibrer curieusement. Le temps semble suspendu, étrangement long. Obnubilé par la singularité du moment, on scrute ce bloc monumental dans l’attente d’un mouvement. En vain…Tout semble figé. A nouveau, les ténèbres envahissent l’espace. L’éclairage tamisé revenu, l’or a laissé place à une sorte de laboratoire sombre. Trois immenses fenêtres, permettent de voir l’intérieur. Des statues géantes portant des sortes de pèlerines à amples capuches semblent l’habiter. Elles semblent pétrifiées, inertes. Des personnages asexués, en combinaison noire polaire les manipulent, les déplacent avec infiniment de délicatesse.
Deux des immenses hublots s’ouvrent, laissant échapper un nuage de vapeur d’eau gelée. Le baraquement est une immense chambre froide dont sont extraites, une à une, les sombres et gigantesques silhouettes dans un ballet lent, lancinant et répétitif. Méticuleusement, elles sont placées, agencées. Puis le temps s’arrête, se fige à nouveau. Il s’étire. Rien ne semble se passer. Notre regard se perd dans cette forêt de corps inertes. Imperceptiblement, une manche semble fléchir, les houppelandes deviennent de plus en plus luisantes, de l’eau semble s’en échapper par gouttes, par filets, puis par ruissellement. Une capuche s’affaisse, un buste s’effondre. Ces géants que l’on pourrait croire sortis de quelque roman d’héroïque fantaisie, tel Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkein, ont été sculptés dans des tissus glacés. L’effet est fascinant. La chaleur étouffante. Les figures tutélaires ne sont plus, elles ont perdu leur aplomb, leur superbe.
Alors, vient le temps de la révolte. Fini le temps de la soumission, nos cinq créatures « virent leur cuti ». Elles enlèvent leurs doudounes, et révèlent leur vraie nature : des femmes en robes de princesses. Derrière cette apparence « girly », se cachent les « rageuses » de Phia Ménard. Un ballet violent se met en branle. La hargne s’empare de nos donzelles. Elles tapent, piétinent, frappent, mettent à terre ces figures masculines qui n’ont plus rien de dominants. Telles des furies, elles arrachent des lambeaux de tissu, les assèchent, les essorent, les étendent. Elles se repaissent de ces morceaux d’homme. Elles accrochent ces restes dégoulinant à des crochets de boucher. C’est violent, frénétique. Les muscles de ces cinq femmes enragées sont tendus. Les corps s’étirent. La cadence des mouvements est infernale, presque taylorienne, les gestes furieux. Les cinq performeuses semblent s’épuiser, puis reprennent le rythme. L’effort est intense, agressif. Le visage crispé, les cheveux mouillés, les robes trempées, elles rayonnent… la jouissance est proche.
L’esthétisme, la répétition des gestes, des mouvements, le travail à la chaîne font penser à l’intérieur d’une usine, véritable machine de guerre à détruire les rêves, les mythes. Avec colère et force, nos Belles d’hier veulent en finir avec ce monde de principes et de règles où la femme est objet, soumise au pouvoir des hommes. Plus qu’un ballet à la beauté rare, crue, violente, le spectacle imaginé par Phia Ménard est un acte politique. Face à l’incompréhension de l’autre, à l’opposition constante des sexes, il fait réinventer le monde, tailler en pièces les contes de fées qui hiérarchisent les sexes et les classes sociales. L’homme n’est pas forcément un prince charmant, sauveur de la belle princesse en détresse. La femme n’est pas cet être faible fait pour les tâches domestiques et qui a besoin du mâle seigneur pour la rendre heureuse. Ce temps est révolu. On doit y mettre fin et créer un ordre nouveau où l’égalité entre tous est l’unique condition.
Qu’elles soient danseuses, auteures, comédiennes ou performeuses, nos cinq « rageuses » – Géraldine Pochon, Cécile Cozzolino, Isabelle Bats, Marion Rostaing et Jeanne Vallauri – déploient sur scène une énergie peu commune, une force terrible, puissante. Elles communiquent au public cette impressionnante intensité qui transcende et interroge nos consciences.
En jouant sur les différents états de l’eau – solide, gazeux et liquide -, la chorégraphe signe son œuvre d’une empreinte particulière, d’une magie étonnante. Si l’ensemble est lent, parfois, trop – il faut le temps que cette armée d’effigies glacées fonde -, l’esthétisme est élégant, poignant. On est emporté dans cet univers cru, brutal. Balayant d’un revers de bâton les certitudes, les clichés, les croyances ancestrales et les dogmes religieux, Phia Ménard interroge et questionne. Malgré la violence du propos, elle ne souhaite pas imposer sa vision au monde, mais bien ouvrir l’esprit, voire la société autrement… La gageure est tenue… Bravo !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Belle d’hier de Phia Ménard
Théâtre de la Ville
2 place du Châtelet
75001 PAris
Jusqu’au 9 octobre 2015 à 20h30
Durée 1h15
idée originale & scénographie de Phia Ménard
dramaturgie & mise en scène de Phia Ménard & Jean-Luc Beaujault
avec Géraldine Pochon, Cécile Cozzolino, Isabelle Bats, Marion Rostaing & Jeanne Vallauri
composition sonore d’Ivan Roussel
création lumière & régie lumière d’ Alice Rüest
création robes & costumes congelés de Fabrice-Ilia Leroy
construction décor & accessoires de Philippe Ragot assisté d’Angela Kornie
production exécutive Compagnie Non Nova.
Crédit photos © Jean-Luc Beaujault