Benjamin Bertrand Karim © DR

Benjamin Karim Bertrand, danseur cérébral et gardien des Vestiges

A quelques jours de a réouverture de l'exposition du Festival ¡Viva Villa!, rencontre avec l'artiste associé Benjamin Karim Bertrand.

Découvert en octobre dernier dans le cadre du Festival ¡Viva Villa!  – dont l’exposition Les vies minuscules rouvrira du 15 Décembre 2020 au 10 Janvier 2021 – à la Collection Lambert , Benjamin Karim Bertrand est un jeune chorégraphe plein de rêves, de promesses. Lauréat 2019 de la Villa Kujoyama, il suit sa route d’un spectacle à l’autre, d’un solo à une danse en groupe. Entretien avec un artiste conceptuel autant que fiévreux. 

D’où vient votre envie de devenir danseur et chorégraphe ? 
Vestiges de Benjamin Karim Bertrand.  festival ¡Viva Villa! Collection Lambert. Festival d'Avignon. © Louise Quignon

Benjamin Karim Bertrand :

Je suis de la génération 1990-2000, l’âge d’or du vidéoclip, je n’avais pas vraiment d’idée de ce qu’était le bon goût et me souviens être très assoiffé de pop culture américaine, j’étais très branché Rnb, m’inspirant aussi bien des moves de Mickaël Jackson, que ceux de My love de Justin Timberlake ou de Ciara. Le déclic d’en faire mon métier est venu plus tard. Je suis né à Paris, ai grandi à Poitiers, où il y a une vraie politique de transmission de la danse contemporaine vers des publics autant initiés qu’amateurs. A 17 ans, j’ai suivi un atelier de contact improvisation avec Sophie Combelas, professeur d’EPS et Claire Servant, interprète de Régine Chopinot. Ça a été une douce révolution dans l’acceptation progressive de mon corps et de mon homosexualité. A l’époque, je voulais écrire ou enseigner la philosophie puis j’ai découvert la scène chorégraphique, le Sacre du printemps de Pina Bausch, Kaash d’Akram KahnI Wouldn’t be seen dead in that ! une pièce radicale de Steven Cohen où les interprètes portaient des prothèse animales. J’ai découvert aussi François Chaignaud avec Sylphides, Daniel Larrieu, Martine Pisani. Puis j’ai vu Good boy d’Alain Buffard, son épaule disloquée, et je crois m’être dit que c’était un choix très puissant de conquérir ses propres et intimes conditions d’existence. Je voyais ces artistes à la fois comme des concepteurs et des praticiens, qui détachaient le corps de la norme et le monde de la morale religieuse dont j’avais été imprégné. Et puis ils utilisaient des médiums divers sur le plateau, c’étaient des formes libres, plastiques, conceptuelles pour certaines, parfois très peu dansées. Je me suis dit en tout cas que devenir chorégraphe, c’était peut être pratiquer la matière du corps et du texte, du monde, avec souplesse. Comme le métier d’architecte, j’aimais bien ce mot, il était abstrait, convoquant à la fois de l’invisible et du palpable. Ensuite, j’ai créé un premier solo très court, je découvrais mon corps de jeune homosexuel maghrébin, la question de l’origine est centrale quand je commence la danse. Très tôt, j’ai voulu être auteur.
On m’a conseillé avec bienveillance de continuer.

Vous avez commencé l’apprentissage formel de la danse qu’après vos 18 ans…
Vestiges de Benjamin Karim Bertrand.  festival ¡Viva Villa! Collection Lambert. Festival d'Avignon. © Louise Quignon

Benjamin Karim Bertrand : J’ai vraiment commencé à apprendre la danse, disons le placement vers 18 ans. Ce n’était que quelques heures par semaine. Puis j’ai suivi un cursus au Conservatoire des abbesses à Paris. Je tente plusieurs écoles supérieures, pas mal d’échecs, quelques succès. Un peu désespéré, je décroche cependant à la sortie de l’école, mon premier contrat en tant qu’interprète dans la reprise de La princesse de Milan de Karine Saporta. J’auditionne ensuite pour Tragédie d’Olivier Dubois et j’ai la chance et la joie de faire partie de l’équipe de création, puis premier festival d’Avignon en 2012, j’ai 22 ans, pièce et équipe incroyables, on tourne partout dans le monde. Je collabore ensuite avec le plasticien Jean-Luc Verna, la metteure en scène Marine Mane, François Stemmer, Ingrid Florin. Dernièrement, j’ai accompagné Christine and the Queens pour sa dernière tournée chorégraphiée par le collectif (LA) Horde. J’accompagne le pianiste japonais Koki Nakano durant ses concerts.
Je crée ma première pièce en 2015, Orages, en collaboration avec le plasticien Patrick Laffont à partir de mon expérience de personne née sous X. Notamment grâce au soutien du TAP-Théâtre auditorium de Poitiers, je crée Rafales en 2017, duo ondulatoire, avec la danseuse Léonore Zurflüh et le créateur sonore Florent Colauti. Je collabore ensuite avec l’ensemble instrumental Ars Nova et le musicien contemporain Jean-François Laporte pour Inside your bones.

Comment est né Vestiges que vous avez présenté à la Collection Lambert à Avignon, lors du week-end d’inauguration du festival ¡Viva Villa! ?
Vestiges de Benjamin Karim Bertrand.  festival ¡Viva Villa! Collection Lambert. Festival d'Avignon. © Louise Quignon

Benjamin Karim Bertrand : La genèse du projet se situe à Alger où j’ai séjourné en 2017. Là-bas, j’assiste à une aube et j’écris un texte, La fin des forêts, paysage-vision où un corps est sur une plage, face à la mer, dans son dos une forêt. Je travaille souvent à partir de rêves éveillés qui se rendent intempestifs et dont les énigmes me servent de base de travail, ces paysages métaphoriques se distinguent par leur aridité et sont des outils de lecture de mon/notre époque, de notre sensation du temps, des liens entre le passé, le présent et le futur, ici, la forêt, la plage et la mer. La question du néant me pousse à m’intéresser à l’esthétique de la disparition comme le travail de Parmigiani ; je découvre aussi certains rituels funéraires japonais dont les gestes sont performés collectivement, notamment dans le cadre de la crémation, lorsque la matière organique, les derniers vestiges du corps s’effacent, seuls restent les os qui sont disposés dans une urne. Je rêvais de gestes en creux, vestiges d’un dernier contact avec ceux qu’on a aimé.
Mais je sentais qu’il me serait difficile d’être témoin de ces gestes réservés à la sphère privé. Je réfléchis alors à un projet de résidence que j’écris pour la Villa Kujoyama à Kyoto sur le théâtre Noh et l’étude des rites funéraires. J’ai la joie immense d’être sélectionné et de partir à Kyoto pour quatre mois et d’être aux contact de Tatsushige Udaka, acteur Noh de l’école Kongo.

Comment est né Vestiges et l’idée de ce corpus de gestes, de mouvement ?
Vestiges de Benjamin Karim Bertrand.  festival ¡Viva Villa! Collection Lambert. Festival d'Avignon. © Louise Quignon

Benjamin Karim Bertrand : Au départ, il y a cette idée d’Atlas que j’emprunte au philosophe des images Aby B.Warburg qui a répertorié les figures et les gestes du pathos dans l’art de la Renaissance. Je m’intéressais à cet atlas lors de la création de Rafales en 2017, duo gémellaire, plus précisément au mouvement du drapé, à l’ondulation du vent sur la matière, à sa vague et aux affects que ce mouvement produit, au duo motion/émotion. J’y sentais une forme de sensation d’infini, une sensation de l’espace océanique. A Kyoto, j’ai lu Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas où le philosophe rapproche la sensation d’infini à la découverte du visage de l’autre, à la découverte de l’étranger, à la responsabilité vis-à-vis de ce visage étranger, responsabilité incluant une distance et un contact. J’ai beaucoup travaillé avec un masque Noh au Japon, avec cet artefact du visage, précieux, entouré d’une présence spectrale. Susan Buirge, chorégraphe post-moderne américaine résidant au Japon depuis plusieurs années avec qui j’ai été en contact durant ma résidence, m’a conseillé de lui parler comme s’il était humain, ce qui m’a évoqué ce que disait Timothy Morton dans le Pensée écologique où il évoque une  » ouverture mentale au niveau intime de la rencontre avec l’étrange étranger (…) infini.  » Je pars au Japon à la recherche des gestes vestiges, gestes du funéraire permettant le dernier contact avec un être cher et j’apprends là bas que le rituel qui m’intéressait, le senkotsu a disparu dans le début des années 2000. Durant mon travail d’improvisation en studio, je travaille avec ce masque, issu de la tradition et à la forme hybride et androgyne. Je m’intéresse à une écologie que Morton décrit non pas en terme de relation avec la Nature mais de relation avec les extraterrestres et les fantômes.
À mon retour du Japon, je dispose d’une bibliothèque très chargée, d’une centaine de vidéos en fragments, de sons de rues, d’extraits sonores de cérémonies rituelles que je ne pouvais pas filmer, d’interviews (je rencontre le traducteur de Deleuze à Tokyo, Kunichi Uno). A partir de toute cette matière absorbée, je me lance dans un travail d’archivage grâce aux conseils de Duncan Evenou et de Daphné Biiga Nwanak.
Je séquence des vidéos, les nomme, extrait les gestes forts, les gestes parasites, mineurs, les figures qui sont apparues au Japon, les totems, les cris aussi. On ne se rend jamais vraiment compte quand on est traversé par une expérience, on croit tout contrôler, suivre un plan bien précis, puis on dévie en étant moins des acteurs que des médiums, des interprètes de gestes.
Avec méthode, je continue ce travail d’improvisation qui condense à la fois une promesse, une énigme et un secret. Je continue et finalise l’écriture du solo à Marseille face à l’Algérie, comme une boucle qui se recrée, un canto ostinato, partition minimaliste de Simeon Ten Holt qui ouvre le solo et qui m’a servi à l’écriture de la partition chorégraphique. Tout cela, c’est une histoire de mémoires, des gestes mémorisés puis effacés puis réapparus dans un autre champ que celui de la mémoire immédiate.
L’objectif est de voir comment ces gestes mémorisés sont retranscrits une fois que la mémoire immédiate s’efface.

Qu’est-ce que vous aimeriez transmettre avec ce spectacle intense et intérieur ? 
Vestiges de Benjamin Karim Bertrand.  festival ¡Viva Villa! Collection Lambert. Festival d'Avignon. © Louise Quignon

Benjamin Karim Bertrand : Pour ce solo, j’ai voulu transmettre une forme de secret et la promesse qu’il contient, je voulais penser l’écriture chorégraphique comme gardienne de ce secret qui n’est jamais dévoilé dans toute sa lumière mais qui construit paradoxalement par cette distance une relation d’intimité avec le spectateur. Je suis assez attaché au silence de certains gestes, à cette aridité là, au fait que les gestes comme les mots, pour qu’ils parviennent aux spectateurs, parfois ne disent pas directement, ils empruntent un détour. Dans ce solo après une séquence chorégraphique surabondante, je demande aux spectateurs de fermer les yeux et d’imaginer un paysage d’horizon, de le toucher avec leurs paumes. Quand j’ai présenté le travail à la Collection Lambert à Avignon pour le festival ¡Viva Villa!, je sentais ce toucher d’une communauté en tentative de, tendue vers leur imagination. Je souhaitais que ce solo prenne une forme fragmentaire, que la reconstitution des vestiges ne soit pas parfaite mais laisse place à l’accident. D’ailleurs, c’est moins la reconstitution qui m’intéressait que leur force d’évocation, le squelette fragile qu’ils forment dans la chorégraphie. Inclure de l’accident, de l’aléatoire, de l’inabouti, c’est considérer la précision du geste comme un fil tendu vers la vulnérabilité, l’épuisement des forces, la recherche d’un autre souffle encore plus vital, la chorégraphie me permet de revenir à l’ossature, au squelette. Je crois que c’est par ce biais-là qu’une forme d’empathie peut se créer, dans les échanges de regards, aussi furtifs qu’ils puissent être.

Quels sont vos envies pour l’avenir ? 

Benjamin Karim Bertrand : Je travaille à la production de ma prochaine pièce de groupe, La fin des forêts. Je la travaille comme une pièce-chorégraphique et comme une installation scénographique en explorant la métaphore de l’horizon comme une chose commune entre la mer, la forêt et la peau d’une communauté de quatre interprètes. Je ne distingue pas mon travail d’un travail de la pensée et j’essaie de penser les effets de surface plus que les effets de profondeurs, j’essaie de penser la fin comme une expérience du toucher horizontal, j’investigue l’essai philosophique Cruising utopia de Jose Esteban Munoz et les textes poétiques d’Edouard Glissant. Je crois assez aux ressources de la chorégraphie et de la danse pour toucher à une sensation du temps. Dans notre société où tout est rendu de plus en plus visible, où tout est rendu au jour le plus clair, je me questionne sur les dissidences que nous pouvons opérer par notre imagination pour subvertir ce flux des images et cet ordre médiatique. J’aime à penser que certains gestes, même s’ils ne sont pas vus, sont entendus et retentissent à une échelle invisible. Je ne comprends pas toujours la véritable communauté politique que nous souhaitons dessiner. J’essaie de lire l’époque sans alarmisme et comme bon nombre d’entre nous j’ai une soif intense d’horizon de justice. Je n’ai pas l’ambition du manifeste mais je commence à sentir l’adaptabilité croissante de nos corps à l’oppression et je travaille donc à la furtivité et à la dispersion, à notre capacité à intervenir dans l’interstice, en étant paradoxalement moins visible et plus présent dans la cité.

Entretien réalisé par Marie Gicquel et Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Vestiges de Benjamin Karim Bertrand
Festival
 ¡Viva Villa!
Semaine d’Art en Avignon – Festival d’Avignon

Collection Lambert
5 rue Violette
84000 Avignon
Durée 1h00

Reprise
Les 7 et 8 décembre 2021 à La Ménagerie de Verre, Paris
Dans le cadre des inaccoutumés.

La fin des forêts
Première
LeS 31 mars et 1er avril 2022 au TAP-Theatre auditorium de Poitiers

Conception, chorégraphie, interprétation de Benjamin Karim Bertrand
Création sonore de Florent Colautti

Crédit photos © DR et Louise Quignon

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