Une orgie de pastel, de rose laiteux et de blanc nacré, un amoncellement de chair dodue, de corps mêlés, de draps froissés et d’êtres gonflés de désir, une débauche d’images licencieuses, osées, s’invitent à deux pas du Sénat. En consacrant une exposition à l’œuvre de Jean-Honoré Fragonard et tout particulièrement à son travail sur l’érotisme et le libertinage, le Musée du Luxembourg offre une occasion unique et singulière de plonger dans l’univers feutré et charnel de la fin du XVIIIe siècle où les ardeurs, l’insouciance et la légèreté n’avaient pas encore été refroidis par le couperet de la guillotine. Malgré une belle scénographie et une intéressante mise en valeur des tableaux, gravures et autres dessins, l’ensemble laisse un goût d’inabouti, d’inachevé, impression renforcée par l’absence d’œuvres majeures… Dommage !…
L’argument : L’inspiration amoureuse parcourt l’œuvre de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). Se faisant tour à tour galante, libertine, audacieusement polissonne ou, au contraire, ouverte à une nouvelle éthique amoureuse, celle-ci ne cesse, en effet, de mettre en scène la rencontre des corps et la fusion des âmes. Réunissant peintures, dessins et ouvrages illustrés, au contenu érotique, parfois explicite, l’exposition du Musée du Luxembourg met pour la première fois en lumière l’œuvre de Fragonard à travers ce prisme amoureux, la restituant à la croisée des préoccupations esthétiques et morales du Siècle des Lumières.
La critique : C’est un monde d’excès, un monde de volupté, de plaisir, un monde sur le déclin, en fin de course, que peint Jean-Honoré Fragonard. Au bord du précipice et de la déliquescence, aristocrates et bourgeois ne rêvent que de légèreté, de galanterie et de libertinage. Alors que tout s’assombrit à l’extérieur – le pouvoir royal est contesté, la pauvreté explose, la faim tenaille le peuple – , dans l’univers confiné, feutré et douillet des boudoirs des classes aisées, les images licencieuses font leur entrée. Elles émoustillent les sens de leurs propriétaires et leur ouvrent tout le champ des possibles. De l’amour courtois, il ne reste que des souvenirs. Les sentiments s’affichent, se montrent. Point de pudeur excessive, les seins pleins, ronds, se dévoilent, les fesses rebondies, charnelles, se dénudent, le nacre de la peau, les plis de chair, les sexes se découvrent pour le plaisir des yeux.
Une fois passées les lourdes portes de bronze, imaginées par le sculpteur Italien Cecco Bonanotte, c’est dans ce monde singulier, impudique et sensuel qu’on se trouve plongé. Par le prisme particulier de l’œuvre de celui qui se fait appeler « Frago », père de famille et mari exemplaire, qui aurait dit un jour « qu’il peindrait avec son cul », l’exposition nous invite à un voyage dans le temps, une balade des sens et une immersion totale dans l’intimité des alcôves de cette fin du XVIIIe siècle qui a vu les lumières et les libertins portés aux nues.
Partant de fables mythologiques, ou d’histoires de jolies et accortes bergères ou de jeunes et beaux pâtres, l’artiste, suivant ainsi les traces de son maître, François Boucher, invente des scènes friponnes et frivoles, des allégories légères pouvant orner les cimaises des salons cossus, des boudoirs ou des garçonnières. Au fil du temps et des demandes, les images se font plus licencieuses, plus crues. Elles ne peuvent être vues que par des yeux avertis et experts. Elles sont le fruit d’une réflexion, d’une discussion, d’une confidence entre le commanditaire et le peintre. Elles osent montrer la licence, le corps féminin qui se livre, bon gré mal gré, dans sa nudité, ou celui de l’homme, encore vêtu dans sa puissance. Les jeunes filles portent des chemises transparentes, laissant entrevoir la moindre parcelle de leur anatomie. Quand le tissu se fait épais, opaque, elles remontent négligemment l’étoffe, d’un geste gracieux. L’instant semble suspendu pour l’éternité, gravé par l’œil du « divin Frago ». Sur les murs du Musée du Luxembourg, les ébats amoureux ont la part belle, qu’ils soient consentis ou forcés. Si la même grâce, la même élégance s’en dégagent, un malaise parfois vient tarauder nos consciences.
Puis, un vent nouveau commence à souffler sur la France. Le libertinage et le sulfureux passent de mode, l’ordre moral et la bonne conscience revenant sur le devant de la scène. Avant d’abandonner tout à fait son art, Fragonard peint d’autres mœurs, les chairs se font plus discrètes, cachées sous des monceaux de tissus, elles sont suggérées. Les gestes osés, les poses impudiques laissent place aux sentiments amoureux et à la courtoisie.
Une des singularités de l’œuvre de l’artiste, à contre-courant d’une des thématiques particulièrement prisées de son temps – le portrait-, c’est l’absence de visage net. Le plus souvent, les traits sont floutés, esquissés, laissant à chacun la possibilité de s’identifier. Loin de l’art imposé par le pouvoir central, Fragonard se laisse porter par ses envies et ses goûts. Il nous embarque dans un monde de fêtes et de menus plaisirs, loin de toutes contraintes.
Le rêve est joli. La scénographie imaginée par Jean-Julien Simonot laisse deviner des lieux où pouvaient être exposés ses tableaux, ses pastels, ses gravures et ses esquisses. La lumière tamisée donne aux teintes et aux couleurs tout leur éclat. Mais, une fois admiré Le verrou – la délicatesse du trait de pinceau, le mouvement des étoffes, les plis des drapés, le jeu de lumière, le clair obscur sublimé, donnant à cette scène dramatique où la jeune femme semble de plus en plus réticente à accorder ses faveurs, une irradiante beauté – , on cherche en vain du regard les autres œuvres majeures de l’artiste. Ici, point d’Escarpolette, ni de Baiser volé, c’est bien dommage… On sort avec l’impression mitigée d’une rencontre inaboutie et inachevée avec « Frago », même s’il faut reconnaître que la licence et le vice sont une façon plaisante et cocasse de redécouvrir un genre et un peintre quelque peu désuet…
Fragonard amoureux, galant et libertin
Musée du Luxembourg
19 Rue de Vaugirard, 75006 Paris
jusqu’au 24 Janvier 2016
Ouverture tous les jours de 10h à 19h, nocturne le lundi et le vendredi jusqu’à 21h30.
Les 24, 31 décembre et 1er janvier : de 10h à 18h
Fermeture le 25 décembre
Commissaire : Guillaume Faroult, conservateur en chef, en charge des peintures françaises du XVIIIe
siècle et des peintures britanniques et américaines du musée du Louvre.
Scénographie : Jean-Julien Simonot
Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais en collaboration avec le Musée du Louvre.