Au CDN de Rouen, fermé au public en raison du confinement, la jeune comédienne et metteuse en scène Jeanne Lazar peaufine sa dernière création, un diptyque poétique où se confrontent deux personnalités atypiques et « queer » de la littérature contemporaine, Guillaume Dustan et Nelly Arcan.
D’où est venue l’idée de ce projet ?
Jeanne Lazar : J’ai commencé à lire Guillaume Dustan en 2015. Ça a été une révélation. J’ai tout lu, très vite. Ça a changé ma vie, ça m’a rendu libre. C’est rare, je trouve. J’avais l’impression que j’étais concernée par ce qu’il disait. Et j’ai appris beaucoup de trucs ! J’ai commencé à adapter discrètement, Je sors ce soir, son deuxième roman qui raconte une soirée à La Loco. Puis j’ai découvert ses passages à la télévision. Là encore ça a été une révélation. J’essayais de comprendre le scandale. Je me suis dit que ce serait intéressant d’intégrer la littérature à l’émission. J’adore les interviews et Dustan en écrit beaucoup, il en invente même. J’ai donc imaginé une interview rêvée avec d’autres écrivains, des contradicteurs.
Logiquement, j’ai eu l’idée de le mettre en scène, c’était la première fois que je faisais ça. J’ai d’abord créé ce spectacle à La Loge en 2018 : il s’appelle Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste.
Et puis à travers mes errances sur le site de l’Ina, j’ai découvert Nelly Arcan, sa personnalité, son histoire. La violence qu’elle a subie, son absence de compromission m’a impressionnée. Encore une fois j’ai tout lu. Cette fois-ci je n’ai pas eu l’impression d’apprendre quelque chose mais plutôt de reconnaitre des choses que je pouvais ressentir. Dans ses livres il n’y a pas de distance sur ce qu’elle raconte, c’est intense. J’ai donc imaginé une seconde partie à ce spectacle : Nelly. C’est devenu un diptyque.
Comment est venue l’idée d’associer Dustan et Arcan ?
Jeanne Lazar : Tous les deux prenaient des risques : ils écrivaient sur leurs propres expériences, ils écrivaient sur leurs corps et ils allaient en parler à la télévision. Voilà, c’était impossible qu’ils soient bien reçus. Ils racontaient des choses qu’on ne raconte pas ou alors rempli de culpabilité : Prendre des drogues, se prostituer etc. Dans leurs romans on sort de la culpabilité, il ne s’agit pas de ça.
Et aussi j’aurais aimé les rencontrer, j’aurais aimé qu’ils se rencontrent et j’aurais aimé que plus de gens lisent leurs livres.
Comment les deux auteurs se répondent-ils ?
Jeanne Lazar : Ce qui m’intéressait en faisant une seconde partie sur Nelly Arcan c’est que même si Dustan dans ma pièce est contredit constamment par Jean-Luc, Laurent et la journaliste, il n’est jamais décrédibilisé, on lui parle de politique par exemple. Alors que Nelly Arcan, c’est pire. Elle parle moins, bien sûr on lui coupe la parole – classique – mais surtout sous couvert de bienveillance et de légèreté de la télévision, elle est constamment récupérée, caricaturée. On fait de ses livres, des livres excitants alors qu’en fait pas du tout, c’est vraiment une vision du sexe sombre, et d’ailleurs ce n’est pas le sujet principal.
Comment avez-vous pu travailler pendant ce nouveau confinement ?
Jeanne Lazar : On devait créer le spectacle le 11 novembre au CDN de Rouen. Au moment des annonces on était dans la dernière ligne droite des répétitions. Alors on a continué. C’était la meilleure chose qu’on pouvait faire. Dans le travail c’était très harmonieux. On se sentait chanceux de pouvoir faire quelque chose de ce moment je crois. On a fait trois représentations « à huis clos » devant quelques personnes du théâtre, de l’équipe. C’était très étrange de jouer devant 6 personnes et à la fois, je suis soulagée que le spectacle existe.
Comment vous sentez vous maintenant que cette première étape est passée ?
Jeanne Lazar : Là je suis assez fatiguée, depuis la rentrée ça a été raide. Plusieurs personnes de mon équipe ont eu la Covid, moi aussi je l’ai chopée. J’ai eu des symptômes légers mais ça m’a fatiguée, ça a reporté et annulé beaucoup de choses. Mais étonnement, on a tenu. On a continué. En fait, je ne sais pas ce que je pourrais faire de mieux en ce moment que d’écrire ou de créer des spectacles. Je fais un peu les choses pour moi en ce moment, j’écris, il faut faire ce dont on a besoin, ce n’est pas l’année pour devenir une star.
Et quand pourra-t-on espérer voir le spectacle ?
Jeanne Lazar : On a une date prévue au mois de Janvier au Festival Dire à La Rose des Vents (Scène nationale Lille Métropole-Villeneuve d’Ascq), puis en mars au Cabaret de Curiosités à Valenciennes et au Festival Tout-Monde à Amiens. Et l’année prochaine à Paris, si tout va bien.
Entretien réalisé par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Jamais je ne vieillirai de Jeanne Lazar d’après Je sors ce soir de Guillaume Dustan et Burqa de Chair de Nelly Arcan et leurs émissions à la télévision
Résidence au Centre dramatique National de Rouen Normandie du 9 au 14 novembre 2020
Mise en scène de Jeanne Lazar
avec Julien Bodet, Jeanne Lazar, Marie Levy, Thomas Mallen, Glenn Marausse
lumière de Matthieu Ferry
créatrice son d’Anouk Audart
collaboration artistique – Morgane Vallée et Garance Bonotto
collaboration à la scénographie – Anouk Maugein
Crédit portrait © Arthur Crestani et Crédit photos © Mona Darley