Au théâtre Marigny, la troupe de la Comédie-Française plonge dans l’univers de Proust et entre avec gourmandise dans la folle danse des apparences. Menée tambour battant par un Christophe Honoré quelque peu irrévérencieux, cette adaptation pop rock du Côté de Guermantes se déguste telle une savoureuse madeleine acidulée.
Privée de sa belle salle Richelieu, jusqu’en janvier 2021 pour cause de travaux, la Comédie-Française a trouvé refuge à deux pas du terrain de jeu de Marcel Proust enfant. Heureuse coïncidence, c’est ce prolixe auteur que le réalisateur et metteur en scène Christophe Honoré a décidé d’adapter à la scène. Ne cherchant pas la facilité, il s’intéresse tout particulièrement au troisième tome d’A la recherche du temps perdu. Le jeune écrivain-narrateur (déroutant Stéphane Varupenne), familier des salons parisiens, n’a d’yeux que pour la belle Duchesse Oriane de Guermantes (Lumineuse Elsa Lepoivre), chez qui, il loge avec toute sa famille.
Irrévérencieusement fidèle
Suivant à la trace, la vie mondaine du fragile Marcel Proust, Christophe Honoré ne cherche pas tant à donner vie au roman qu’à capter l’esprit caustique et observateur de l’auteur. Transposant l’histoire dans une intemporalité qui lui sied parfaitement, il esquisse des caractères, des personnalités, des atmosphères. Respectant les lenteurs, les digressions ennuyeuses sur l’affaire Dreyfus, sur les stratégies militaires, de l’écriture proustienne, le metteur en scène invite à plonger dans l’essence même de l’œuvre. Se débarrassant du ton empesé, du carcan de la Belle Époque, il dérive vers un univers plus rock. De My Lady D’Arbanville de Cat Stevens qui ouvre le bal des apparences de ce microcosme aristocratique, à Nights in White Satin du groupe The Moody Blues, qui en éteint les derniers feux – joués en direct par l’excellent Varupenne – , c’est tout un monde seventies qui défile devant nos yeux, toute une société mondaine et superficielle qui danse au bord d’un gouffre près à l’engloutir.
Galerie mordante de portraits
Le temps s’étire. L’ennui gagne ces ducs, ces princesses, ces petits bourgeois. La vacuité de leur existence est tellement criante, tellement évidentes, qu’ils n’ont d’autres loisirs que de faire semblant, de jouer à être heureux. Très vite, le vernis craque, les bons mots fusent, égratignant une telle ou un tel. Méchanceté gratuite contre l’oisiveté, ils se délectent de leur proie, s’amuse tristement sur le dos des autres. En duc de Guermantes, suffisant, Laurent Laffitte, exagère légèrement le trait. Il est impressionnant de bêtise, de drôlerie. Se glissant avec espièglerie dans la peau de l’extravagant et précieux Baron de Charlus, tout droit sorti d’une Cage aux folles grand siècle, Serge Bagdassarian est d’une dinguerie irrésistible. Anne Kessler est impayable en mère dévorante et névrotique. Dans son interprétation de la Maritza de Sylvie Vartan, Florence Viala est tout simple inénarrable. Quant au divin Swann, qui n’apparait qu’à la toute fin en ombre de lui-même, il est magnifiquement interprété par Loïc Corbery. Enfin, Clément Hervieu-léger, texte à la main, qui remplace au pied levé, Dominique Blanc, considérée comme cas contact et mise un temps à l’isolement, n’imite pas, ne mime pas Madame de Villeparisis, il s’en empare avec finesse et lui donne une belle tonalité, une élégante prestance.
Une duchesse hypnotique
Face à un Proust enamouré, qu’on aurait toutefois souhaité plus ambiguë, plus trouble quant à ses émois de jeune premier, Oriane de Guermantes brille de mille feux. Interprétée par l’éblouissante Elsa Lepoivre, elle est au-dessus de la mêlée, domine ce petit monde de faux culs avec une grâce, une vulgarité parfaitement maîtrisée. Plus fine qu’il y parait, moins superficielle qu’elle le laisse croire, elle est comme un miroir à peine déformant. Elle renvoie à son mari, à ses amis une image d’eux-mêmes un brin caricaturale. Rappelant la Célimène du Misanthrope, elle brocarde, égratigne, quitte à en faire trop, à s’enivrer jusqu’à la lie. Brûlant de son incandescente présence les planches, la comédienne attire tous les regards, captive et émeut.
Une mise en scène osée, décalée
Christophe Honoré aime mettre en scène les auteurs qui ont construit son identité, comme dans Nouveau Roman ou dans les Idoles. Se passionnant pour leurs proses, il plonge dans leurs écrits pour mieux en tracer une portrait un creux. Il en va de même pour Proust. Il s’empare des figures littéraires, en décale imperceptiblement l’image. Réalisateur – il a d’ailleurs fait un film de cette aventure théâtrale, qu’on a hâte de découvrir sur France Télévisions – autant que mettre en scène, il en fait des personnages de fiction, de contes. Dissèquent avec minutie les jeux sociaux et mondains qui régissent nos sociétés d’hier et d’aujourd’hui, il signe un spectacle monstre où faiblesses et fulgurances se conjuguent magistralement. Derrière un moderniste forcé – micros et perchiste omniprésents, platine, vinyles, chorégraphies pop de Marlène Saldana, etc.. – c’est bien l’esprit suranné de Proust qui affleure et inonde le magnifique décor imaginé par Alban Ho Van.
Entre deux mondes
Avec beaucoup de malice et quelques maladresses, Christophe Honoré se joue des temporalités. Ainsi, en ouvrant le fond de scène sur la magnifique fontaine du Cirque du square Marigny, il crée une sorte de sas entre passé et présent, invite à entrer dans ce monde brillant autant que déliquescent. Le pari d’adapter Proust était osé, le réalisateur des Chansons d’amour l’a relevé avec une certaine classe et un sacré culot. Le public ne s’y trompe pas, il applaudit à tout rompre avant de se diriger en ordre – réglementations sanitaires obligent – vers les rues si chères à l’auteur du Côté de Guermantes, espérant croiser son fantôme esquissant un léger sourire derrière sa fine moustache noire.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le Côté de Guermantes d’après Marcel Proust
Comédie-Française
Théâtre Marigny
Carré Marigny
75008 Paris
Jusqu’au 15 novembre 2020
Durée 2h30 environ
adaptation et mise en scène de Christophe Honoré
avec Claude Mathieu, Anne Kessler, Éric Génovèse, Florence Viala, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Laurent Lafitte, Rebecca Marder, Dominique Blanc (remplacée exceptionnellement par Clément Hervieu-Léger), Yoann Gasiorowski et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Aksel Carrez, Mickaël Pelissier, Camille Seitz, Nicolas Verdier
Preneur de son – Romain Gonzalez
Scénographie d’Alban Ho Van et Ariane Bromberger
Costumes de Pascaline Chavanne
Lumière de Dominique Bruguière
Son de Pierre Routin
Travail chorégraphique de Marlène Saldana
Crédit photos © Jean Louis Fernandez