Ayant traversé le confinement de manière très active avec une réunion d’équipe quotidienne, Francis Peduzzi revient avec un plaisir non dissimulé dans les murs du Channel. Loin d’être serein quant à la suite des événements, le directeur de la Scène nationale de Calais se veut optimiste et fort de propositions. En avant toute, pour une saison riche et inventive !
Comment va le Channel après cette étrange période ?
Francis Peduzzi : Le Channel va bien. Il a traversé cette période avec beaucoup de sérénité. La situation de confinement a été marquée, entre autres, par des réunions quotidiennes en audioconférence de toute l’équipe du théâtre. Personne n’a ainsi perdu le fil du collectif et de notre histoire. Nous avons partagé nos décisions, avec de fait une très grande transparence. La forme du travail collectif s’est quelque peu déplacée. Chaque texte écrit passait par la relecture (par exemple la lettre sur l’amputation de 200 000 euros de notre subvention annuelle), était mis en débat. Du coup, j’ai l’impression que quelque chose de nouveau a eu lieu, permettant à chacun une meilleure connaissance des enjeux, une meilleure prise de conscience des réalités de la scène nationale. La réflexion collective a franchi un nouveau palier.
Comment envisagez-vous la suite ?
Francis Peduzzi : La situation reste toutefois assez compliquée. L’incertitude est toujours de mise, on ne peut faire que des paris sur l’avenir et sur ce qu’il sera possible de faire dans les semaines et les mois à venir. Nous avons essayé d’anticiper et d’imaginer quels seraient les possibles, en termes de prescriptions sanitaires pour la saison prochaine, sans doute caractérisées par la distanciation et des jauges réduites. C’est pour cela, que nous avons pris la décision de considérer que nous ne retrouverions pas de situation normale avant la mi-décembre.
Nous avons donc reporté un certain nombre d’événements, tout particulièrement ceux prévus pour être joués devant un grand nombre de spectateurs, au premier semestre 2021. Nous avons ainsi pensé une structure d’accueil du public qui en elle-même régule la distanciation, sans nous obliger à placer le public de manière disséminée, situation qui enlève précisément ce qui fait la saveur du spectacle vivant.
Comment faire ?
Francis Peduzzi :L’objectif est de faire en sorte d’offrir aux artistes et au public une forme de justesse eu égard à la situation.
Il y a en tout cas un cas de figure que nous voulons absolument éviter, celui qui serait d’être conduits à nouveau au silence pendant des semaines. Dans mon esprit, cela ne peut être envisageable. C’est ce qui marque notre tentative. Cela se traduit par une programmation répondant à cette compatibilité de petite jauge. Évidemment, si rien n’est à nouveau normal en fin d’année, cela va être compliqué de poursuivre la saison.
Comme se passe la réouverture du Channel ?
Francis Peduzzi : À la fin du confinement, les techniciens sont revenus remettre en état le site, et préparer la suite. Dès juillet, nous avons ouvert les lieux pour des résidences. Dès la mi-août, nous allons accueillir dans l’enceinte du Channel le chapiteau de Johann Le Guillerm pour un peu plus de deux mois et demi. Il va y préparer sa prochaine création, Terces. Il a fallu tout penser pour pouvoir accueillir à nouveau le public. La librairie et le restaurant, Les grandes Tables, ont également rouvert leurs portes. Du point de vue sanitaire, nous faisons au mieux. Nous contournons, en équipe, la nécessité de porter le masque par le respect strict des distances entres les uns et les autres. Cette situation a quelque chose d’étrange. Nous sommes profondément humains. Être tout le temps sur la réserve demande une grande vigilance. Et une grande confiance. On espère qu’au fil du temps, toutes ces règles, ces contraintes vont se patiner avec les usages, des uns et des autres. Avec le public, nous sommes attentifs à concilier la situation sanitaire du moment et la notion d’hospitalité qui nous est chère.
Comment avez-vous pensé la saison à venir ?
Francis Peduzzi : Comme je l’évoquais, nous imaginons des propositions artistiques qui puissent épouser les contraintes sanitaires qui seront en vigueur à l’automne. Enfin, celles que nous imaginons, c’est-à-dire semblables à celles du début de l’été. Notre programmation artistique a été totalement modifiée et imaginée dans cette cohérence. Cela nous a pris du temps, mais c’est finalement un exercice de style assez passionnant, excitant. Nous savons, malgré les évolutions plutôt encourageantes, que le premier trimestre de saison ne se fera pas tout à fait normalement. Mais honnêtement, on ne peut rien affirmer. Tout reste aléatoire. Actuellement, la situation semble s’améliorer bien que le virus circule toujours, mais rien ne dit que la pandémie ne va pas reprendre de plus belle dans quelques mois, à l’automne. Rien n’étant assuré, c’est à chaque directeur de lieu d’anticiper l’état futur de la situation.
Au vu de ces incertitudes, nous avons pour notre part posé un certain nombre de postulats afin d’avancer et ne pas rester dans l’expectative d’une éclaircie ou de directives improbables. Mais, c’est évident, cela reste un pari.
Quelles sont ces options ?
Francis Peduzzi : Le premier pari que nous avons fait est que le premier trimestre va être un peu anormal, mais qu’à partir de la fin de l’année 2020, les conditions d’accueil du public devraient redevenir normales, c’est-à-dire sans distanciation. Une fois, cela dit, nous avons calculé ce que signifiait le suivi strict des prescriptions 25 personnes au lieu de 100 dans les pavillons, 125 dans la salle Le Passager au lieu de 300 et 140 dans la grande halle au lieu de 500. Et pour nous, cela n’avait aucun sens. C’est pourquoi nous avons réfléchi à un dispositif qui permette une vraie relation entre la scène et la salle. Avec des jauges certes resserrées par rapport à la marche habituelle du Channel, mais des jauges acceptables et qui surtout dans une installation permettant au public de faire corps, même dans le respect des distances.
C’est important pour vous, ce lien entre salle et scène ?
Francis Peduzzi : Oui, c’est ce rapport intense entre la scène et la salle qui fabrique le sel d’une représentation. A mon sens, si le contact du public est trop distant voire presque inexistant, il y a pour le comédien ou le danseur un manque. Même silencieux, le retour de la salle est nécessaire pour nourrir le spectacle. Il y a là une alchimie qui se joue. Nous devons trouver des moyens, des artifices et des ruses, malgré les gestes barrières, malgré les réglementations, pour qu’elle puisse avoir lieu. Dans ce but, nous avons travaillé avec un architecte, Simon Himpens, afin de donner l’illusion, plus exactement le sentiment, de la densité du public. Nous avons donc fait en sorte de ne pas créer de frustration, ni du plateau, ni de la salle. Dans ce contexte, nous présenterons aussi, en début de saison, des propositions intimistes et adaptées, pour plusieurs représentations, dans une économie supportable pour le Channel. Nous voulons laisser le moins possible de spectateurs à la porte d’entrée, malgré un contexte de jauges réduites.
Qu’en est-il des Dunes de miel qui devaient avoir lieu en mai ?
Francis Peduzzi : Nous avons pris la décision de les reporter à l’an prochain. Il était impossible de préparer la manifestation et de répéter les spectacles durant le confinement. La manifestation, pendant estival des Feux d’hiver, se déroule essentiellement en extérieur, sur le littoral, et quelquefois dans des zones protégées. Cela nécessite une précision d’organisation et des démarches administratives complexes et tout à fait nouvelles. Pour les autorités et nous-mêmes. Cette préparation était trop compliquée et rendue de toutes façons impossible avec le confinement. En soi, rien de grave, elle aura lieu la saison prochaine. Nous espérons simplement avoir déjà attisé les curiosités et donné envie aux gens de venir découvrir le Channel et les dunes de la côte d’Opale. Tout reste encore à construire et c’est passionnant.
Entretien réalisé par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Crédit photos © François Van Heems, © Laurent Noel, © DR et © OFGDA