Le 11 mai 2020 devait marquer pour moi le début d’un voyage initiatique qui relie le réel à la création. À 7h38, je devais parcourir 8 000 km pour rejoindre cet éclat de terre volcanique, en forme d’hippocampe, niché dans le canal du Mozambique, qui a inspiré l’écriture de ce sublime roman, Tropique de la violence, de Nathacha Appanah, sur lequel je travaille depuis deux ans à une adaptation trans-disciplinaire.
Regarde attentivement car ce que tu vas voir n’est plus ce que tu viens de voir.
Léonard de Vinci
Je devais décoller pour cette « île aux parfums » afin de rencontrer plusieurs associations humanitaires et préparer le spectacle que nous présenterons la saison prochaine à Paris.
À 17h57, je devais atterrir sur la plus ancienne des îles de l’archipel des Comores où 80 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté.
Cette île où plus de la moitié de la population vit entassée clandestinement dans des abris en tôle appelés Bangas.
Cette île où, il y a quelques mois, on a retrouvé mort noyé sur une plage, un enfant de 5 ou 6 ans.
Pas une algue séchée.
Pas un vieux tissu déchiré.
Pas un morceau de plastique abandonné.
Un petit garçon dont la vie fut emportée par l’écume criminelle de notre société.
Il a chaviré d’un « kwassa-kwassa », cette barque clandestine qui porte les rêves entrelacés de milliers d’êtres humains qui tentent de rejoindre une vie meilleure et disparaissent dans un océan d’injustice.
Cette île où les trois-quarts des bébés naissent de mères en situation irrégulière dans une extrême précarité et qui se sacrifient pour offrir un avenir à leur enfant.
Cette île où trois mille mineur.e.s isolé.e.s vivent dans le bidonville de Kaweni surnommé « Gaza » sans eau ni électricité.
Cette île où les droits fondamentaux sont ouvertement bafoués.
Cette île, c’est Mayotte. Cette île, c’est la France.
Alors que tout notre pays s’apprête à retrouver un peu d’espace de liberté, le cent-unième département français restera confiné dans sa misère.
Combien de temps encore vivrons-nous dans cette indifférence meurtrière ? La douleur n’a pas de frontières.
À Mayotte et dans tous les quartiers oubliés de notre République – où dorment le plus souvent celles et ceux que la France applaudit tous les soirs à 20h – , ce virus révèle la couleur des inégalités devenues soudain fluorescentes.
Sommes-nous une bande d’hypocrites cachés derrière nos fenêtres et nos gestes barrières ?
Le moment n’est-il pas venu de dessiller le regard de nos politiques et de faire jaillir de ce chaos économique l’étoile de la mondialité ?
N’est-il pas l’heure du surgissement de l’humain porté par une diversité solidaire qui refuse de déserter le monde ?
Il me semble entendre au fond des ventres un murmure s’étendre en rhizome et transpercer les parois de nos habitations. Cette « insurrection de nos imaginaires » dont a rêvé Édouard Glissant ne serait-elle pas sur le point d’éclater dans nos rues en des millions de lucioles ?
Puissent-elles contaminer nos cœurs du virus de la fraternité.
Je reviens enfin là où tout a commencé.
Extrait du texte de Tropique de la violence de Nathacha Appanah
Peut-être que,
si j’étais plus fort,
plus intelligent,
je nagerais jusqu’à un autre rivage
et j’essaierais de vivre une autre vie,
autrement, différemment.
J’ai à peu près l’âge de ma mère
quand elle a débarqué sur cette plage de sable noir
encerclée de baobabs.
A-t-elle eu peur dans la nuit, pendant la traversée ?
Ai-je pleuré ?
Savait-elle qu’il y a un creux dans les baobabs dans lequel elle aurait pu me glisser ?
Je me serais endormi,
puis je serais mort dans ce creux-là
et j’aurais été un peu cet arbre, invincible, admirable.
C’est une vie magnifique que d’être un baobab sur une plage.
Alexandre Zeff, metteur en scène
Jaz de Koffi Kwahulé
Tropique de la violence d’après le roman de Nathacha Appanah.
Mise en scène d’Alexandre Zeff.
Avec Marie Desgranges, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Yuko Oshima, Alexis Tieno, Assane Timbo.
Du 6 au 11 novembre – Théâtre de Villejuif.
Le 13 novembre – Espace Marcel Carné à Saint-Michel-sur-Orge
Du 19 novembre au 3 décembre – Théâtre de la Cité Internationale à Paris.
Crédit photos © Alexandre Zeff, © Bertrand Fanonnel | Eight Studio – Wikimedia commons