Entretien avec moi-même de Jean-Baptiste Tur

De sa région natale, Jean-Baptiste Tur s'entretient avec lui-même sur le monde d'aujourd'hui et sur celui de demain.

De sa région natale, le Biterrois Jean-Baptiste Tur questionne sa conscience et s’entretient avec lui-même sur le monde d’aujourd’hui et sur celui de demain.

–       Déjà, qu’est-ce que c’est que cette idée d’entretien avec toi-même ? 
–       C’est que j’adore la contradiction. 
–       Bon, alors tu es en colère c’est ça ? 
–       Oui. 
–       Pourquoi ? 
–       Parce que c’était le 1er Mai et qu’on n’a pas eu le droit de descendre dans la rue. 
–       Oui mais là c’est normal, la situation due à ce virus est inédite. 
–       Oui mais là, comme par hasard c’est sous le gouvernement français le plus autoritaire depuis Vichy.

–       Euh Jean-Baptiste tu vas faire un pamphlet politique anti-Macron là … ?! 
–       Non c’était juste pour introduire. Mais si, quand même. Comment parler d’autre chose ? 
–       Et bien du confinement, du COVID 19, c’est quand même ça qu’on te demande là, à toi artiste, acteur, metteur en scène, savoir comment tu vis cette quarantai…
–       Déjà je ne me sens plus si artiste que ça en cette période, puisque pour exercer mon art (qui est principalement le théâtre) il faut que des gens se réunissent pour partager quelque chose devant une assemblée réunie, et là on nous a expliqué qu’il ne fallait surtout pas se réunir, que la solidarité était de ne rien partager, de « rester chez soi pour sauver des vies ». Et les vies qui n’ont pas de chez soi ? elles font quoi ? On ne va pas leur partager quelque chose ? 
–       Non, sinon tu prends une amende.

–       Même si on fait des maraudes, des distributions pour donner à manger à ceux qui n’ont aucun moyen de s’en procurer ? 
–       Non il ne faut pas y aller, le gouvernement s’en occupera…
–       Et s’il ne s’en occupe pas ? 
–       Écoute c’est comme ça on t’a dit : pour sauver des vies tu restes chez toi…
–       Oui mais si chez soi on a l’impression de ne sauver personne à part soi. 
–       C’est pourtant clair : si on te voit dehors pour une bonne ou une mauvaise raison c’est 135 balles d’amende au moins et prison avec sursis si tu récidives ! Alors t’as encore envie d’aller sauver des gens ? Et puis il y a le risque de contaminer les plus fragiles…
–       Bon ta gueule, je fais ce que je pense être le mieux en conscience et je t’emmerde.

–       Ok. Revenons à notre sujet : toi… artiste…en confinement ? 
–       Ben alors déjà j’ai honte d’en faire partie, en les voyant là, les « artistes ». C’est la gerbe totale : ces journaux de confinement, ces prises de parole, ces tribunes, ces témoignages de la mise en arrêt d’un précieux projet, son bébé, sa création qui est tragiquement remise à plus tard… Ça me parait un peu abusé de se plaindre de ça quand pour certains qui peinaient déjà à se nourrir, à se loger, à se soigner ça va être l’enfer total dans l’aridité sociale qui s’annonce. Égocentrisme de privilégiés aristocr-artistiques…
–       Mais ce n’est pas ce que t’es en train de faire toi-même là ? 
–       Si, tu as raison, je prends la parole, je ne devrais peut-être pas, mais c’est parce que j’ai la colère et que je ne peux pas même pas la hurler dans la rue, la balancer à la face d’un flic. 
–       Ce n’est pas un peu facile la haine anti-flic ? 
–       Quand la police insulte, tue, abuse de son pouvoir et y est encouragée par l’Etat , comment ne pas la haïr ?

–       Quel rapport avec l’épidémie ? 
–       Le COVID a donné et va donner même après le déconfinement la permission de mettre plus de flics dans les rues, des drones dans le ciel et des applications de surveillance… 
–       Je croyais que tu voulais parler des artistes ? 
–       Oui c’est vrai pardon. Alors, le prix de l’immondice, de l’indécence et du mépris de classe le plus absolu revient à « Stars solidaires #protègetonsoignant ». C’est une tombola lancée par les plus riches « artistes » français qui nous demandent à nous prolos débiles qui les suivons de mettre 10 euros dans une tombola pour que les gagnants reçoivent les fonds de placards de ces stars, à savoir par exemple: Booba donne une de ses 158 vestes en cuir, Charlotte Gainsbourg son plus vieux Levis troué sur la fesse gauche dédicacé sur la droite, Florent Manaudou son bonnet de bain, Franc Dubosc  le scénario dédicacé du chef d’œuvre Tout le monde debout, Maître Gim’s  ses vieilles lunettes de soleil rayées, Isabelle Nanty sa friteuse rose, Marion Cotillard un dossier de chaise avec son nom… Bon, je vais pas tous les faire, la liste est longue et les lots plus scandaleux les uns que les autres…

–       Mais attends tu réprouves cette initiative solidaire ? 
–       Non non, ce n’est pas une initiative solidaire ! C’est un coup de com’. On paye déjà tous pour les soignants dans nos impôts, c’est à l’Etat de débloquer un budget pour les hôpitaux (ce que réclame d’ailleurs depuis des mois le personnel de santé, réprimé à coup de LBD dans le thorax et Lacrymo dans les yeux…) 
–       Je vois où tu veux en venir : cet État incompétent, autoritaire et menteur on a compris… Mais les artistes en question, leur geste est beau…non ? 
–       Non ! La majorité de ces stars gagne mensuellement 100 fois le salaire des soignants et de la plupart de leurs followers instagram. Donc à eux de donner d’abord !  Pas 10 balles, pas leur vieux déchets collectors, mais 10% de leurs salaires mensuels et on multiplierait par 100 la somme récoltée par cette tombola.

–       Bon et à part ça ? 
–       Ben, cette tribune dans le Monde présentée dans tous les médias comme portée par Omar Sy, Catherine Deneuve et Jean Dujardin…genre… La dernière fois que Jean et Catherine ont été « solidaires » c’est pour soutenir Polanski. Une bonne partie des signataires « stars » ont craché en masse sur les gilets jaunes et autres mouvements sociaux et là tout d’un coup ils se rendent compte que sans les petites fourmis intermittentes qu’ils méprisent outrageusement en temps normal, ils pourront plus tourner et prendre leur 1 million de salaire moyen par film. Donc là ils prennent parti. Mais dégagez avec votre condescendance pourrie, genre « nous aussi on a été intermittent on vous comprend », laissez Samuel Churin et les véritables initiateurs/auteurs de cette tribune se battre, comme ils le font depuis des années au côté des petits artistes/intermittents que vous méprisez ! 
–       Tu n’es pas d’accord avec cette tribune ? 
–       Si, si bien sûr, je suis évidemment d’accord pour dire que ce premier ministre en carton nous a oublié, que c’est un scandale et que l’on flippe tous pour notre avenir, mais ça me rend ouf que les mass médias mettent ces trois noms-là en avant (ou encore celui de Patrick Bruel ) pour défendre cette cause. Je n’ai vraiment pas envie d’être à leur côté dans cette lutte, je trouve ça dégoûtant. Je trouve ça écœurant que ce soit ces noms peoples qui fassent tendre l’oreille à Macron, faisant l’aumône d’un tweet et d’une déclaration que l’on sait d’avance pipeau aux trois quarts.

Treplev variation_grand cerf bleu_ 1_© Simon Gosselin_@loeildoliv

–       Bon et encore ? 
–       Encore ? Oui allez, de toute façon la plupart des lecteurs auront depuis longtemps scrollé sur autre chose, je vais continuer pour les deux excités du bulbe qui ont eu le courage de me supporter…
–       On t’a déjà dit que tu parlais trop ? 
–       Oui tout le temps, surtout quand je suis bourré…
–       T’es bourré là ? 
–       Oui… de complexes (j’emprunte ça à mon ami acteur/chanteur Charly Marty
–       D’accord et donc ? 
–       J’en viens au milieu que je côtoie le plus et dont je fais partie :  les théâtreux…
–       Il parait que ce n’est pas bien de définir ceux qui font du théâtre comme ça. 
–       Oui c’est vrai, c’est une appellation méprisante utilisée par ceux qui se sentent loin de cette sphère artistique, de ce milieu théâtral qui maintient ses réflexes aristocratiques, déconnecté du réel et je comprends ce mépris …

–       Pourquoi ? 
–       Tout simplement quand je lis les tribunes et intervention des « grands » metteurs en scène criant « qu’il va falloir repenser les choses après cette crise, trouver de nouvelles formes, imaginer le téléthéâtre… » 
Primo le théâtre sans public ça me paraît littéralement un non-sens mais passons, ce qui me semble indécent dans ce que j’ai lu c’est de sentir ces barons culturels continuer à penser qu’il faut maintenir des projets au coût ?  de production avoisinant les 1 millions d’euros pendant que certains vivent avec 500 euros par mois…
–       Mais n’est-ce pas important de maintenir ces budgets au nom de l’exigence artistique ? 
–       Oui c’est ce qu’un certain journaliste d’un certain grand quotidien national a écrit, il faut maintenir « l’excellence », c’est-à-dire, je traduis : un art fait par une élite économique et culturelle pour une élite économique et culturelle. 
–       Tu parles de … ? 
–       Oui exactement, il nous prévient de « nous méfier du Grand Soir » ben justement c’est ce qu’on attend boloss le Grand Soir ! Contre votre cynisme de socialo-démocrate-ex-soixante-huitard-déjà libéraliste à l’époque. Non, « l’excellence de la recherche » n’est pas, n’est plus dans les institutions. C’est pourtant simple : quand tu as ton poste de directeur de gros théâtre public tu veux… le garder alors tu cherches… à le garder. Ou tu cherches vers quel gros festival tu pourras faire rebondir ton cul directorial. Pas de temps alors à perde dans la recherche d’excellence de ton art. 

–       Alors elle est où cette recherche d’excellence selon toi ? 
–       Déjà ce mot d’excellence nous fait du mal à toutes et à tous, il appartient désormais à la novlang banquiero-libéralo-macroniste ! La recherche c’est le contraire de l’excellence ! La recherche c’est le ratage avant tout ! Aimer rater, aimer le pas de côté ! Et ce n’est pas vrai que l’on a le droit de se tromper, de chercher, d’essayer, quand on évolue dans un tel cadre économique. Tu as des comptes à rendre. Des produits calibrés à présenter pour valoriser cet argent. 
–       Donc tu penses qu’il faudrait moins d’argent dans la culture ? 
–       Non, évidement qu’il en faudrait plus ! C’était surement super le 1 % du budget, comme nous le radotent les fameux grands pionniers de cet âge d’or. Mais nous ce n’est pas l’âge d’or, c’est l’âge de la démerde et il faut faire avec. L’État nous dira toujours « Mais on en met déjà pas mal de l’argent dans la culture ! » Et même si c’était vrai, le problème est qu’il est mal réparti ! C’est comme le budget global de la France : arrêtez de nous dire qu’il n’y a plus d’argent, il y en a mais pas pour tout le monde, ne faites pas genre, on le sait que certains en ont de façon démesurée et qu’ils le gardent bien au chaud dans les paradis fiscaux. Alors pour le théâtre c’est pareil. Si on veut un théâtre réellement public alors il faut que certains renoncent à leurs privilèges. Ceux-là même d’ailleurs qui montent richement pour des spectateurs riches des spectacles sur les pauvres. 

Jusqu_ici tout va bien - 21-03-18 - ©Simon Gosselin 1-39_@loeildolivi

–       Mais comment tu vois cette répartition des richesses culturelles ? 
–       En ne pensant plus ça en termes de biens culturels mais de liens culturels. En privilégiant donc ce qui fait le plus de lien. Ça me rend ouf que des petits festivals (comme VilleréalSitu à Veule-les-Roses, le Paon à Banon, Binic…)  et des petites structures ( Scène Nationale d’Aubusson, Mains d’œuvres à Saint Ouen, le Grand Bain initié par Juliette Medelli dans le Pas de Calais …) qui travaillent à créer un vrai lien avec les habitants d’une localité, à un lien pérenne et sain aux artistes, doivent se battre chaque année pour obtenir quelques milliers d’euros pour survivre pendant que certains théâtres nationaux achètent des spectacles à 60 000 voire 100 000 euros la date et en faisant payer le billet minimum 25 euros. 
–       Alors il faut aller faire du théâtre à la campagne ? 
–       Non pas forcément, mais si on y repense, la décentralisation qui a donné les CDN d’aujourd’hui a eu lieu après la Seconde Guerre Mondiale. Après cette crise sanitaire du coronavirus, on se doit de repenser une deuxième décentralisation encore plus locale, encore moins tenue par un cahier des charges central. Et puis je dois avouer que mes meilleurs souvenirs de rencontre avec le public ont eu lieu entre autre dans des hameaux de Creuse, dans des appartements à Béziers ou des friches de la banlieue parisienne…

–       Alors, plus de grands spectacles ? 
–       Qu’est-ce qu’on appelle grands ? Grands par l’argent dépensé ? Non, il me semble qu’on devrait juger la grandeur d’un spectacle par l’éventail de personnes rencontrées et par l’universel simplicité de son contenu. On peut faire un bijou avec 2000 euros de production (j’en ai vu) et une merde avec 800 000 euros (j’en ai vu). 
–       Alors tu donnes raison à ceux qui veulent réduire le budget de la culture…
–       Non pas du tout ! Mais j’ai aussi vu que ceux qui avait créé le bijou à 2000 euros n’ont pas eu un euro de plus pour leur prochaine création et ceux qui ont fait une merde à 800 000 ont eu quasiment ? le double pour leur prochain projet…
–       Comment tu expliques ça ? 
–       Peut-être une histoire de goût … J’ai sûrement des goûts de plouc, de beauf, de gauchiste, qui ne sait pas aimer l’Art dans toute sa splendeur…
–       Sérieux ? 
–       Non je déconne. Quoique… J’explique ça par le copinage, le placement politique et le management entrepreneurial…

–       Le management…?
–       Oui, on te demande d’être avant tout un bon directeur de l’entreprise qu’est ta compagnie avant d’être un artiste. Ce que tu cherches, on s’en fout. Ce qui intéresse, c’est comment t’es dans le mood, le moment, et comment tu te vends, donc comment les marchands de la culture vont pouvoir t’identifier et te vendre. Et je ne parle pas là du réseau privé mais bien des tutelles et des directeurs de lieux publics. 
–       Mais ce sont pourtant eux qui financent tes spectacles ? T’as pas un peu l’impression de cracher dans la soupe ? 
–       Non, parce qu’il y a aussi heureusement parmi eux de vrais soutiens qui t’accompagnent, t’aident à te construire et à évoluer sur la durée, quels que soient tes projets. Mais il y a aussi ceux qui te prennent pour se faire un coup de com’. Les gars, vous inquiétez pas, on dira pas vos noms ici, mais on vous a bien cramé, de toutes façons  vous n’aurez pas le temps de lire ça, vous êtes trop overbooked à travers le monde pour sauver votre petit cul de faux artiste-vrai business man.

–       Oula t’es très énervé là ! On dirait que tu en veux à tout le monde ! C’est facile de critiquer mais tu fais quoi toi ? Tu t’y prendrais comment pour changer tout ça ? 
–       Je ne sais pas, d’abord peut être en changeant ces choses-là qui n’allaient plus, qui ne sont plus en prise avec la réalité économique et sociale de la France 2020, plutôt que de prédire un changement futur magique qu’apporterait cette crise sanitaire. 
–       Mais toi, par exemple tu n’aimerais pas un jour diriger un lieu institutionnel ? 
–       Si, pourquoi pas, à fond. Mais à la condition de mutualiser ce lieu dans une codirection multiple, en axant la réflexion sur les problématiques locales. Oui si c’est pour balayer un lieu d’entre soi, de business intra-professionnel pour en faire un lieu de vie où l’art et n’est pas plus haut que la rencontre, la fête, où l’on peut mettre de l’argent et du temps à rencontrer, à chercher plus qu’à produire. 
–       Et toi tu fais quoi en ce moment ? 
–       J’écris ce texte naïf, embrouillé et maladroit. 
–       Mais à part ça ? 
–       Je tourne un film d’horreur avec les moyens du bord et mes co-détenus (pardon co – confinés) j’harcelle des lieux pour la tournée de spectacles, je réfléchis avec mes camarades à notre prochaine création.

–       Mais comment ça, tu travailles alors que le monde culturel est à l’arrêt ? 
–       Non, je m’occupe. Et ce qui est vraiment à l’arrêt c’est la pensée de ceux qui gouvernent la France mais ça, ça ne date pas du corona…
–       Et sinon toi ça va ? 
–       J’aimerais répondre en citant une amie très chère « Mal. Comment pourrait-il en être autrement. Je veux que ce monde cesse. »

Il y a une petite honte d’être un Homme. 
Si on n’éprouve pas cette honte, il n’y a pas de raison de faire de l’art. »

Gilles Deleuze, Abécédaire, R comme Résistance.
Jean-Baptiste Tur, Comédien, metteur en scène, membre du Collectif du Grand Cerf bleu

Jusqu’ici tout va bien, une création du Collectif Le Grand Cerf Bleu

Joie D’Anna Bouguereau

Non c’est pas ça ! (treplev variation) librement inspiré de La Mouette, d’Anton Tchekhov

Crédit photos © Kathleen Meier, © Jean-Baptiste Tur et © Simon Gosselin

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