Enregistré dans sa maison de Venice Beach, le cinquième album de Fiona Apple vient de sortir, avec quelques semaines d’avance, dans les bacs virtuels des plateformes numériques. Intime, fait de sons familiers et percussifs, Fetch the Bolt Cutters est un cri rageur de vie quis’accorde magistralement à nos solitudes actuelles.
Malgré la crise sanitaire, la fermeture des salles de spectacle, des librairies, des disquaires, nombreux artistes continuent à produire, à créer. Fiona Apple est de ceux-là. Après s’être confinée volontairement plusieurs mois dans son foyer californien, l’artiste américaine sort du silence après huit ans d’absence. Sa voix fêlée, si singulière, n’a rien perdu de son envoûtante humanité, de son fébrile et captivant grain. Bien au contraire, un brin plus éraillée, plus mature, elle donne des tonalités plus sombres, plus intenses à ce cinquième opus.
Souvenirs de jeunesse
Cheveux blonds, yeux bleus très clairs, on se souvient de l’apparition de ce phénomène en 1996. Fiona Apple a tout juste 18 ans, un visage d’ange, mais une vie déjà abimée, son enfance lui a été volée. Avec ses mots, sa fièvre, elle évoque le viol qu’elle a subi à 12 ans. Chaque morceau, accompagné au piano, est comme un poème chanté, une balade qu’on aime écouter en boucle. On se laisse porter sur les rivages sauvages, noirs, impétueux de la jeune chanteuse. Les albums se suivent de loin en loin. A chaque fois, la même fascination pour ses airs pop mâtinés de jazz, pour sa voix solaire légèrement voilée, parfois grondante.
Une colère salvatrice
Mise sur le devant de la scène par le mouvement #metoo, la gracile Fiona Apple a pris le temps de réparer ses fêlures. Aidée par cette nouvelle confraternité de victimes, de femmes abusées qui refusent de rester dans l’ombre, la chanteuse prend le temps de la résilience pour se libérer, pour crier sa rage. Chez elle, enfermée dans son univers domestique, elle laisse les sons familiers, les aboiements de son chien, les bruits de casserole, les tintements de ses bracelets, le souffle même de sa respiration, envahir ses compositions. L’esthétisme est épuré, brut. Pas de fioriture, pas de concession à la Pop dans l’air du temps, juste du son, du rythme, la vie, mise entre parenthèse, qui reprend son cours. Loin du monde, de ses méchancetés, de son agressivité, elle expulse à gorge déployée ses démons et triomphe enfin contre tous.
Du bricolage virtuose
Avec Fetch the Bolt Cutters, soit Amenez le coupe-boulons! en Français, – réplique tirée d’une série policière, où une enquêtrice demande une pince pour libérer une victime de viol de ses chaînes – , Fiona Apple resserre les vis, sort de ses gonds. Conviant les musiciens Amy Aileen Wood, Sebastian Steinberg et Davíd Garza, ainsi que l’actrice et top model Clara Delevingne, elle aborde les abus masculins, s’y confronte, non sans humour. Faisant table rase du passé, scandant les mots, mixant blues et jazz, la chanteuse américaine se réinvente et signe un album fascinant, virtuose, qu’il est bon d’entendre en cette période de confinement et d’introspection collective autant qu’intime.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Fetch the Bolt Cutters de Fiona Apple
Crédit photos © Sachyn Mital – Wikimedia Commons et © rufusowliebat – Wikimedia Commons