Même s’il pleut l’été sera chaud,
Eric Charden
Dans les tee-shirts dans les maillots,
Dans quel été,
Je vais plonger ?
J’peux plus rester,
Dans mes souliers,
Je vais marcher,
Sur les galets
Où vais-je aller ?
Cette chanson de Charden en 1979 résonnait dans ma tête depuis quelque temps déjà.
Précisément depuis que les vapeurs d’une soirée de nouvel an bien arrosé me faisaient doucement ouvrir les paupières sur une nouvelle année qui s’annonçait dense, riche et pleine d’espoir.
Elle accompagnait au cœur de
l’hiver la réalité d’un été à venir avec ma compagnie où une de nos créations
passées s’apprêtait à partir en tournée dans six festivals ; la certitude
d’une invitation à créer un nouveau spectacle dans un autre festival au sein
duquel le rêve de créer était chevillé au cœur depuis des années ; la
poursuite d’un festival que je codirige depuis dix ans, à mener et à faire
évoluer dans la sécurité d’une structuration logistique financière et administrative
solide, propice aux plus grandes folies artistiques.
La température extérieure de ce mois
de janvier flirtait avec le zéro, le soleil était chaud, et au loin, mais alors
vraiment très loin, nous entendions la vague rumeur d’un nouveau virus que les
chinois avaient eu la bonne idée d’inventer en mangeant encore un truc qu’on
n’oserait même pas domestiquer.
On s’activait dans tous les sens au
bureau de la compagnie pour mener à bien les tournées des spectacles, monter
les productions des créations à venir, chercher des agendas qui déroulent la
saison de 2021 et 2022 pour commencer à remplir les cases d’un calendrier qui
présageait espoir et soleil dans les cœurs pour encore longtemps.
Je continuais le train-train
peu sédentaire d’une vie entre ma famille, les trains, les hôtels, les avions,
les salles de répétitions, la joie des rencontres avec des public de tous
horizons, le téléphone greffé à l’oreille, la vapote au bec et l’envie folle de
continuer à « dire le monde » sous la forme la plus évidente à
mes yeux depuis près de quinze ans.
Février pointait le bout de son nez
et je laissais disparaitre dans ma main les premiers flocons de neige qui en
fondant laissaient au cœur de ma paume le tatouage à l’encre éphémère d’une
mauvaise blague carambar dont les mots pandémie, virus et confinement
raisonnaient comme de vraies galéjades de potaches inconscients.
Alerté par mon administrateur de
longue date, sorte de vieux maître Yoda à trois ans de la retraite, qui au
contact de notre jeunesse presque passée de vieux trentenaires nous apparait
toujours être comme un oiseau au large sentant le vent tourner et annonçant la
tempête, je n’arrivais pourtant pas à me résoudre à ce futur qui n’appellerait
aucun printemps ni aucun été.
Début Mars…Scène Nationale
du Mans. Ce matin alors que je m’apprête à jouer quatre fois Dom juan en
trois jours je décide de passer voir la directrice qui est un soutien précieux
de longue date de mon travail. Pour la première fois depuis dix ans elle refuse
de me saluer. Pas une bise, pas une poignée de main… La distance est déjà en
place… Peur et précaution sont de mise… Je m’empresse d’accepter cette nouvelle
règle du jeu. Incrédule et un peu circonspect…
Quelques heures plus tard, c’est en
scène et devant 600 personnes que je serre à pleins bras dans un déluge de
postillons et de larmes ma Done Elvire au cœur d’un premier acte ou poésie et
passion s’expriment dans la normalité d’un monde que j’ai toujours connue.
Celui d’un plateau, catharsis
volontaire de ma nécessité d’être et d’une salle réceptacle par son écoute d’un
engagement citoyen et politique.
C’était le monde d’avant et nous ne le savions pas.
C’était le monde que nous
avions créé et qui bientôt allait vaciller.
Le 12 Mars à 19h55 je décidais de
faire une pause pendant le cours que je donnais au Conservatoire de la Roche
Sur Yon. Pause nécessaire car les élèves voulaient entendre l’allocution de
notre Président.
Je suis seul dans la salle de
théâtre.
A 20h09 j’entends des cris de
désespoir devant la salle.
Je ne bouge pas.
J’ai compris.
Des élèves entrent les yeux embués…
plus de cours au lycée…ils ont compris…c’est également la suspension des cours
au Conservatoire. Donc plus de pratique théâtrale. Je leur dis que ce n’est pas
grave. Que c’est temporaire.
Au fond de moi je comprends. Je
pressens.
Le monde. Le nouveau monde s’ouvre.
Alors dans les jours qui
suivent j’attends « la réponse politique ».
Je me confine, je regarde ma fille
de 21 mois dans les yeux et je lui explique que papa va enfin pouvoir passer du
temps avec elle et là regarder grandir. Que je vais travailler à la maison et
que je n’aurai plus à la regarder dormir à 5 heures du matin en allant courir
derrière un train ni à venir la contempler dans les étoiles de ses rêves, passé
minuit, quand je rentre d’avoir joué je ne sais où… je lui dis, je me dis que
c’est une occasion formidable d’être ensemble, qu’il n’y a que du positif à en
retirer… et secrètement j’attends la « réponse politique » à
tout ce merdier…
Et je scrute l’horizon de nos
créations. Je me décide à télétravailler en donnant des cours de théâtre par
Messenger ou Zoom, je multiplie les réunions avec l’équipe du bureau de la
compagnie, je prends les devants pour annuler les rendez-vous prévus pour aller
chercher des co-productions ou des résidences avec des directrices ou des
directeurs, je m’inquiète du bien être des artistes qui vivent des productions
de la compagnie, de ce qu’elles/ils vont devenir, de comment elles/ils vont
payer le loyer ou les couches de leur enfant…
Le 11 Avril je comprends
qu’il n’y a plus rien à attendre d’une « réponse politique ».
Faute d’une réplique politique
claire et d’une certitude scientifique commune, je vois naître le grand bordel
d’un monde en déraison.
La nouvelle société est là sous nos
yeux, à portée de main avec distance sanitaire.
Il va nous falloir nous réinventer.
Et savoir répondre artistiquement à cette pandémie mondiale. Je dis
« artistiquement » car il n’y a que ça que sache faire. Je ne suis ni
un manuel ni un intellectuel. Je suis un instinctif qui fonctionne par vision.
Et ces intuitions j’ai toujours su les mettre en scène, en jeu(x) et en
pratique.
Contrairement à d’autres, je ne sais
que créer, sans masque, sans calcul, avec mes défauts, mon manque de références
et de savoir être. Je ne sais que concevoir avec l’honnêteté de vouloir
défendre des textes et l’amour fou que j’ai des acteurs et des actrices.
Je n’aurais pas survécu ni au premier chapitre du Ridicule de Patrice Leconte ni à la première année du Loup de Wall Street de Martin Scorcese. Alors mon film à moi, j’ai très tôt décidé de l’écrire et de ne pas attendre que l’on m’invite dans la fiction d’un autre. Ma famille théâtrale n’est pas aux commandes ni au cœur des réseaux, elle s’écrit depuis plus d’une décennie à la marge de ce qui fait bander Paris. Je suis un plouc de Province heureux et fier de l’être. Je n’oppose pas notre verte campagne, nos bleus rivages et notre polluée capitale. Je peux juste témoigner de la difficulté de faire se déplacer l’exécutif hors du périphérique.
Alors je travaille déjà à un mois de Mai ou je vais devoir nous réinventer pour les mois à venir. Ou nous allons devoir prendre patience sans être attentistes. Où nous allons devoir composer, comme on l’a toujours fait, des méthodes nouvelles pour faire entendre notre parole et en vivre. Où les 80 dates de tournée prévues initialement jusqu’à la prochaine fête du nouvel an vont sûrement s’annuler les unes après les autres. Où il m’importera en premier lieu de me battre pour les artistes et les technicien.ne.s qui portaient la parole de notre nécessité poétique.
Et maintenant en ouvrant les paupières sur un nouveau jour, résonnent dans ma tête comme au lendemain d’une soirée de nouvel an bien arrosé, les paroles d’une chanson de 1988 de Gérard Blanc… Et ça c’est une autre histoire…la nouvelle…celle qui est à écrire…et à laquelle il va falloir répondre… ARTISTIQUEMENT.
Une autre histoire… Quelque chose de neuf a tout changé. Quelque chose et ça m’ fait avancer.
On oublie tout, tous les barrages
Gérard Blanc
Qui nous empêchait d’exister
Quelque chose de neuf a tout changé
Quelque chose et ça m’ fait avancer
Je n’sais pas comment ça s’est passé
Et on démarre une autre histoire
Mais ça c’est une autre histoire.
Laurent Brethome, comédien et metteur en scène
Dom Juan de Molière
crédit photos © DR et © Philippe Bertheau