C’est un soir de janvier. L’air est frais. Une foule emmitouflée dans des écharpes et doudounes multicolores se masse devant cette salle mythique de concert, située à deux pas de place de Clichy.
Il est là. Il attend. Son visage, marqué par la pratique de son art, par la quarantaine fleurissante, est familier. Son corps sec, musculeux se devine malgré les multiples couches. J’ai eu l’occasion de le voir sur scène, il y a peu, mais ce n’est pas cela qui a retenu mon attention. A quelques mois près, il aurait pu être mon jumeau. Nous venons du même sud, de la même ville. Elle est dans nos veines cette fière cité qui domine l’Orb, qui, au temps des cathares, a tenu tête contre les assaillants papistes, a préféré voir couler son sang plutôt que capituler.
L’accent, il y a bien longtemps que ni lui, ni moi ne l’avons plus. Paris nous a avalé, nous a nourri, nous a offert une autre vie. Le soleil, par contre, celui qui réchauffe les âmes en temps de grisaille, on l’a gardé, précieux au fond du cœur. Il est accroché à nos racines, à nos histoires, à nos familles. On aurait pu se croiser enfant, en couche culotte. Ça n’a pas été le cas. J’avais trois semaines quand j’ai quitté cette terre natale. Je n’y revenais que pour les vacances auprès de mes grands-parents. De Tabarka, où j’ai appris à faire du vélo, à Vendres, où j’ai pris goût à) la mer gorgée de sel, aux jeux dans l’eau, aux allées Paul Riquet, où je me baladais accroché à mon Pépé, celui auquel je ressemble, à la route de Bédarieux, où pour la première fois à dix ans j’ai conduit la vieille R6 marron aux fameux sièges en plastique similicuir, jamais je n’ai croisé ce garçon. Je ne savais même pas qu’il existait. Nous n’avions pas les mêmes loisirs, nous ne fréquentions pas les mêmes lieux. Des années à vivre en parallèle, dans des villes identiques. Si on y pense, les probabilités étaient minces.
Et pourtant, en ce début de soirée, il est là à quelques mètres. Plus petit qu’imaginé, il finit par entrer, par se mettre au chaud. Je le retrouve assis à quelques sièges de là où je me suis installé. Les musiques s’enchainent. Le show est construit comme un cabaret. L’histoire nous porte. De temps en temps mon regard, curieux, amusé, s’égare, suit les battements de ses Stan Smith®, blanches immaculées. On communique via Facebook. On ne s’est jamais parlé autrement. Les dernières notes résonnent. Il est temps de rentrer. On ne s’est pas croisé, à peine échanger un sourire amical, bienveillant.
La vie suit son cours. Je dévore les spectacles, m’en nourrit sans jamais être rassasié. La rencontre avortée est oubliée. Les discussions se font plus rares. On évoque les derniers ballets, les derniers programmes de l’Opéra de Paris, de Chaillot. Il quitte Paris. Il a fait son temps, comme on dit, d’autres institutions réclament sa présence. Un autre concert, il n’est pas là. Il n’a pas pu se libérer, il a d’autres obligations. Une création, il doit assurer, il est seul sur scène. Je ne raterai pas la première parisienne. Je suis avec intérêt le travail de la chorégraphe. Ses partis-pris, son engagement politique me fascine.
Alors que le public entre, il est déjà sur les planches. Il s’exerce à une barre imaginaire, échauffe ses muscles, prend la pause. Par moment, son regard scrute la salle. Il harangue certains arrivants, leur décroche un bon mot, une boutade. Évidemment, il me reconnait. Il sait mon métier. Il s’amuse, se moque gentiment. C’est un artiste. On rit de bon cœur. Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu danser. Il n’y a rien à dire, il fait le show. Il a de la bouteille. On pourrait dire qu’il est royal, qu’il porte à merveille le boxer rouge du slip français. Mais, bien plus que cela, il est drôle, il force légèrement le trait. Il va où on ne l’attend pas. Il amuse avec un plaisir indicible la galerie. Un autre registre, loin des classiques, des écritures contemporaines, auxquels il est habitué. Il dévoile une autre face de lui-même, l’autodérision. Ça fait un bien fou.
On ne se verra pas à la sortie, un autre spectacle m’attend. On continue à partager nos envies sur la toile. Il est curieux de connaître mon avis. Le temps passe. Il devient familier. Sa carrière, j’en suis les étapes de loin. On ne sait rien vraiment l’un de l’autre. La connivence est virtuelle, liée peut être à nos racines communes, à nos goûts pour l’art vivant. Qui sait ? Lui, moi. Cela n’a pas d’importance. On aura d’autres occasions, d’autres endroits où l’on pourra face à face discuter, rire, causer à bâtons rompus, refaire le monde. Il est artiste, je suis critique.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Crédit photos © Vanessa Clay, © Christian Ferrer – Wikimédia Commons et © Robyn Orlin
Bel article bien écrit. Je le reçois comme un cadeau le jour de mon anniversaire 21 avril.
Merci
Jessica