Chapitre 20 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
Je suis rentrée à New York en pleine tempête. La ville était tellement recouverte de neige que les gens faisaient du ski le long de la Cinquième Avenue. Il faisait horriblement froid mais je restais chez moi au chaud avec des amis. Les marrons grillaient, et je me réchauffais au gin que je gardais toujours au frais pour ce genre de vacances. Mais celle qui m’accompagnait surtout pendant cette saison, c’est cette petite poudre tristement célèbre qu’on appelle la cocaïne. Le vrai blizzard pénétrait dans mon nez le soir au Studio 54. Comme je côtoyais les riches et les célébrités, on m’invitait maintenant à pénétrer dans son véritable sanctuaire : la cave à vins.
C’était une pièce en ciment gris avec un matelas au centre et on s’y asseyait au milieu des bouteilles de vin, emmitouflés dans nos fourrures St Laurent en nous prenant pour la crème de la crème.
Un hiver magique de cocaïne, de champagne et de limousines obscurcit un peu ma mémoire, disons jusqu’à l’été 1979… À ce moment-là, la pièce de Tom Even Neon Woman (inspirée librement du G-String Murders de Gypsy Rose Lee) était le hit du off Broadway. Il y avait Divine dans le rôle de Flash Storm, Billie Edgar faisait sa copine Kitty La Rue. Mais Billie lâchait le rôle pour aller s’installer à Los Angeles et, une fois de plus, on me proposa de le reprendre pour les représentations d’été à Provincetown.
Kitty La Rue a été, je crois, mon rôle préféré au théâtre. C’était une strip-teaseuse lesbienne qui, en pleine danse, professait son goût pour les amours saphiques : « Lesbian love, lesbian love, ooooh, I love lesbian love ».
Dans la pièce, Divine était censée m’arrêter au milieu de mon prêche mais certains soirs elle me laissait m’épuiser, danser, chanter, jusqu’à presque m’effondrer. « Oh Holly, ils adorent et tu avais l’air de tellement t’amuser ! »
Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce quand, dans la scène de fin, elle me tirait dessus : j’ai pris quinze bonnes minutes à mourir.
Toutes ces petites querelles mises à part, Neon Woman était un franc succès et les dialogues étaient tellement drôles que les gens se les répétaient en sortant. C’était agréable de bosser avec Divine et elle savait se comporter en professionnelle. Par contre, vivre avec lui c’était une autre affaire. On partageait une petite maison sur pilotis qui laissait passer la marée quand nous dormions. Il y avait même une petite trappe qu’on pouvait soulever pour voir l’eau.
Divine était un sacré fumeur d’herbe et je le retrouvais en train de ronfler sur les chiottes avec un joint vissé entre ses lèvres. Plus tard j’ai appris qu’il souffrait de narcolepsie et qu’il était frappé par des grosses attaques de sommeil. Parfois ça pouvait même le prendre à table avec une cuisse de poulet dans la bouche. Ça me foutait une sacrée trouille car s’il s’étranglait sur un os de poulet c’en était fini de notre pièce !
Soit Divine faisait du grabuge, soit il était en train de bouffer, et même bouffer pouvait être une source d’ennuis. Comme c’était un fumeur de joints invétéré, il avait un énorme appétit et je redoutais de laisser le frigo vide. On le remplissait trois fois par semaine et on achetait à chaque fois 18 côtelettes de porc, 5 poulets, 5 kilos de patates, 24 épis de maïs, 8 litres de lait, trois boîtes de glace, trois boîtes de Twinkies, une douzaine de donuts au chocolat, et des tartes. Sans parler des barres diététiques qui devaient servir à… Je ne sais pas à quoi elles pouvaient servir !
Je pense que si Divine bouffait autant, c’est qu’il manquait de confiance en lui. Des gens comme Cookie Mueller, Mink Stole ou John Waters lui rendaient visite parfois mais il était très seul et n’avait pas d’amis véritables. Il était toujours entouré de sangsues qui le fréquentaient uniquement pour sa célébrité et sa réserve sans fin d’herbe. Quand ces soi-disant amis repartaient, ils avaient tout fumé, vidé le frigo et Divine restait seul avec moi en pleurant sur mon épaule, ou me racontait encore et encore l’atroce scène finale de Pink Flamingos où John Waters lui fit bouffer de la merde de chien et qu’il regretta toute sa vie. C’est malheureusement la seule chose dont les gens se souvenaient à son sujet.
Divine voulait être aussi glamour que son idole, Liz Taylor. Il ne supportait pas d’être vu comme un monstre mais les gens ne l’acceptaient que comme ça. Disons que chez lui tout était proportionné, sa tête était énorme comme le reste de son corps et il se recouvrait les yeux de maquillage pour les rendre encore plus gros. Divine était un géant. Il ressemblait à un énorme ballon de plage soutenu par de minuscules talons pointus. C’était une vision à la fois effrayante et prodigieuse et l’impression globale était fabuleuse, une sorte de Lana Turner gonflée à l’hélium.
Cet automne-là on joua Neon Wowan à Chicago pendant deux semaines. On se serra dans un hôtel miteux et on récolta deux pauvres articles pas franchement élogieux. Je m’en sortis à peu près indemne mais les critiques furent très durs avec Divine. Voilà ce qu’en dit Larry Kart dans le Chicago Tribune :
« Divine est affreux. Pas dans ce qu’il présente ou représente mais dans la manière qu’il a de tout rater. Cela ne serait pas dérangeant si nous n’avions pas des points de comparaison. Par exemple, si on parle de travestis, des artistes comme Craig Russell arrivent à défendre à la fois un personnage et une vision de ce personnage, un alliage de glamour et de grotesque. Divine est écrasée dans ce domaine par une autre actrice du nom de Holly Woodlawn, ancienne protégée d’Andy Warhol.
… Woodlawn possède un large répertoire et se révèle un trésor d’expressivité et d’invention… »
Je me doutais que notre relation allait être tendue, mais après avoir lu la conclusion de l’auteur je me suis dit qu’elle allait me haïr pour toujours, et j’avais raison.
Après avoir lu le papier, Divine a déboulé dans la loge comme un taureau en chaleur, en hurlant que le Midwest était infesté de ploucs et que personne ici ne la comprenait.
De toute façon, l’exploitation fut écourtée et je suis rentrée vivre chez une amie en regardant la réalité en face : ma carrière battait de l’aile. Je ne trouvais de travail nulle part et la mode du cabaret était en train de passer. Tout ce qui se profilait à l’horizon c’était la déprime et les allocs. Alors un soir, dans une stupeur d’ivrogne, j’ai appelé mes parents et je leur ai dit que je rentrais. Ce coup de fil, je voulais le faire depuis le jour où je les avais quittés mais il m’a fallu seize ans pour en trouver le courage. Le petit Harold Ajzenberg rentrait à la maison.
Je me suis coupé les cheveux, j’ai fait mon sac et j’ai embarqué dans l’avion pour Miami. Mes parents étaient ravis de me voir ! Je me suis trouvé un petit boulot de serveur au Benihana of Tokyo de Miami et je faisais de mon mieux pour être un homme, j’ai même commencé la muscu !
Et puis un jour je me suis dit : « Mais qu’est-ce que tu fous ? Qui suis-je ? Est-ce que je suis heureux ? » et non, je ne l’étais pas. J’avais vu tellement de choses et j’en voulais encore. Je ne pouvais pas finir ma vie à servir des tables dans un restau. Alors l’automne de l’année suivante je suis repartie à New York, bien destiné à accomplir ma destinée de femme.
Je me suis installée avec Lewis Freedman qui venait d’ouvrir un nouveau club, le SNAFU. Il m’a filé un job au vestiaire et je suis restée chez lui quelques semaines avant de m’installer chez Vincent Nasso sur la 16ème rue. Vincent bossait à l’époque avec Way Bandy, il était au pic de sa carrière et maquillait Gloria Vanderbilt et Liz Taylor.
La Factory avait migré sur la 33ème et Lexington et je me suis pointée pour voir Andy. Brigid était à la réception, plus belle que jamais et adorable, rien à voir avec la Brigid Polk que j’avais connu dans les années 70. Fred Hughes était à son bureau, tout pimpant, et le reste de la bande était en pause déjeuner. Je voulais être sympa avec Andy pour me rattraper un peu de toutes les fois où je l’avais terrorisé quand j’étais plus jeune.
Quand il a posé ses yeux sur moi, j’ai vu qu’il était très surpris. Je ne portais aucun maquillage, mes cheveux étaient courts et j’étais en jean et t-shirt. Il ne m’avait jamais vu en homme.
« Oh Holly » dit-il avec une lueur dans les yeux « Mais tu es trop beau en homme ! »
Il posa sa main sur mon entrejambe et poussa un petit râle : « Mais c’est énorme ! Elle mesure combien ?
– Andy ! » J’ai répondu, choquée « Arrête tout de suite ! Tu sais que je suis une femme !
– Je peux la prendre en photo ?
– Quoi ???
– Tu n’as même pas besoin d’enlever tes vêtements, je veux juste la photographier comme elle est là !
– Andy tu es un vieux pervers !
– Viens ! Suis-moi ! » Et il sortit son Polaroïd pour prendre en photo ma bite. Ça m’a amusé mais je lui ai fait promettre de ne pas dire à qui elle appartenait.
Quelques semaines plus tard je suis retourné chez Lenny Dean et on a monté ensemble un show pour le SNAFU. J’étais enfin de retour sur les planches et j’avais ressorti ma plus belle perruque Jayne Mansfield.
Vincent avait fait mon maquillage à l’appart’ et, dix minutes avant le début du show, on était devant l’immeuble à chercher désespérément un taxi. J’ai vu passer un pick-up et, prise de panique à l’idée d’arriver en retard, j’ai mis une jambe en avant et levé mon pouce. Le pick-up s’est arrêté sec, la portière-passager s’est ouverte et un mec canon m’a demandé où est-ce qu’il pouvait nous emmener. Vincent est monté devant et moi sur la banquette arrière. En arrivant au club j’ai vu une impressionnante file d’attente. Notre arrivée ne pouvait pas mieux tomber. Je suis sortie sous un tonnerre d’applaudissements. J’ai foncé dans le club, entendu l’ouverture de Lewis au piano et je suis monté sur la scène pour chanter. Les chéris, votre Loulou était de retour en ville !
L’année 1981 était marquée par un de ces étés chauds et humides. Je vivais avec Mitchell St. Johndans un petit appart’ du West Village et le travail allait et venait. C’était surtout de l’alimentaire. J’avais joué Géraldine dans la pièce de Joe Orton What The Butler Saw avec la star du porno Harry Reems mais ça n’avait pas du tout marché. Reems essayait de quitter le cinéma X pour une carrière plus légitime mais sans succès. Il était épouvantable ! Et en plus il était très capricieux. Il refusait de faire des interviews avec moi et il a fini par virer le metteur en scène. Le show était catastrophique, il n’a pas tenu une semaine.
Peu de temps après ça, on m’a proposé le rôle de Googie Gomez dans une production off-Brodway de The Ritz avec un autre acteur de porno qui s’appelait Cal Culver. Le producteur a manqué d’argent une semaine après le début des répèts et le show s’est vautré avant la première ! J’étais une diva en perdition jusqu’à ce que Mark Shaiman et son partenaire Scott Whitman m’offre un petit rôle dans leur comédie musicale satyrique Trojan Women.
Je jouais une grande prêtresse et je dansais une furieuse tarentelle dans un numéro rose bonbon dévastateur signé Frank Piazza. Puis on me sacrifiait aux Dieux en me plongeant dans un volcan en fusion.
Un soir, en plein milieu de mon numéro solo, Scott a décidé d’accélérer la bande. J’ai dansé aussi vite que j’ai pu et je peux vous dire que quand la scène du sacrifice est arrivée c’était un soulagement.
Le spectacle a cartonné dans l’underground et Details magazine qui était la référence du moment en a fait plusieurs fois l’éloge. Après ce succès, la team Shaima/Whitman décida de monter une autre satire musicale qui s’appelait The Sound of Muzak. Elle fut créée dans mon ancien QG, la cave du Club 57.
J’avais le rôle de Maria, Alexis Del Lago jouait la comtesse et les nonnes étaient interprétées par des hommes et des femmes. Il y avait deux personnages de nonnes lesbiennes qui arrivaient sur scène en tenues SM avant de revenir dans des rôles d’enfants. C’était de la folie ! Un soir l’actrice qui jouait Sister Boogie Woman a même mis le feu au décor avec une bougie. Heureusement on a pu l’éteindre à temps.
L’espace étant tout petit on ne pouvait pas faire de changements de décor. Scott a résolu le problème en peignant les mots L’ABBAYE d’un côté de la pièce et LES ALPES de l’autre. Pendant les scènes il hurlait « Changement de scène ! » (parfois, il disait « Changement de sexe ! ») et le public retournait sa chaise d’un côté ou de l’autre. Ça faisait un raffut pas possible mais le public adorait ça.
Et je chantais : « Mes talons vibrent au son de la Muzak ! » (Note du traducteur : En Amérique du Nord, la muzak est une forme de musique aseptisée, mise aux normes – les passages de niveau sonore très forts ou très faibles en sont nivelés – parfois diffusée dans les galeries commerciales, les supermarchés, les stations de métro, les ascenseurs ou encore sur les lignes d’attente des standards téléphoniques). John Sex, lui, chantait « J’ai seize ans et je cours sur mes 17 » à Wendy Wild tout en dansant une scène de sexe torride.
Un jour j’avais raconté à Scott qu’Estelle et moi avions l’habitude de crier « chattes gratos ! » aux hommes depuis la fenêtre du Chelsea Hotel. Il a trouvé ça génial et m’a suggéré de crier la même chose à chaque fois que j’oubliais une réplique. Du coup à chaque fois que j’avais un trou, je soulevais ma robe et lançais ma phrase fétiche.
Peu de temps après The Sound of Muzak j’ai commencé à répéter une autre pièce off-Broadway, Tinseltown Tirade avec un ami à moi du nom d’Hibiscus. La dernière semaine de répèt, Hibiscus a chopé la crève et personne ne s’en est inquiété en pensant que ça passerait tout seul. Mais pourtant une semaine plus tard il en souffrait encore et, quand la pièce commença, sa condition avait encore empirée. Il se bourrait d’antibiotiques mais ça ne changeait rien.
Il est devenu de plus en plus faible mais il ne ratait pas une représentation. C’était son bébé et il était hors de question de s’absenter. Mais à la seconde où les rideaux se refermaient il s’emmitouflait dans une couette et tremblait de froid. Il ne voulait pas entendre parler d’hôpital mais il n’eut plus le choix car il avait chopé une grave pneumonie.
On le remplaça par une doublure et deux jours plus tard je lui rendis visite à l’hôpital. C’était horrible, il était branché à d’affreuses machines qui lui fournissaient de l’oxygène et mesuraient son rythme cardiaque. Ça ressemblait à un vaisseau spatial. Il mourut deux jours plus tard. Il avait vingt-neuf ans.
Tout à coup on se mit à entendre toutes sortes d’histoires sur de jeunes gays qui mouraient de pneumonie mais personne ne savait vraiment quoi penser. Une sorte de peste s’abattait sur nous.
Un an plus tard, en 1982, Victor Nasso l’attrapa, devint de plus en plus faible et s’éteignit en septembre. Nous étions très proches et ça m’a bouleversé. Je me sentais coupable car j’étais toujours vivante et toujours aussi débauchée alors que ce jeune gamin innocent avait été tué par ce qu’on commençait à surnommer le « cancer gay ».
On voyait aussi apparaître, à cette époque-là, de nouvelles vedettes comme Joey Arias, Wendy O. Williams ou John Sex et à l’âge de trente-six ans je me sentais comme une vieille relique. J’avais presque arrêté la drogue et allais de moins en moins dans les folles soirées. Je faisais une ou deux apparitions par an dans un club qui s’appelait le Limelight. On me payait cinquante dollars max, ce que j’appelais mes pourboires parce que rien que de s’habiller et se maquiller pour l’occasion j’en dépensais déjà cinq cents.
Et puis, un matin de 1985, le téléphone sonna et Lenny décrocha. À son regard quand il me tendit le combiné, je compris que c’était sérieux. Kevin Bradigan était à l’autre bout du fil et, sans prévenir, il me lâcha l’horrible nouvelle.
« Holly, Jackie est morte ». J’ai dû m’assoir dans un sofa, ne sentant plus mes jambes. « Elle a fait une overdose d’héroïne ».
Une overdose d’héroïne ? Mais enfin, Jackie ne prenait que du speed, ça n’était pas possible. Je ne comprenais pas. Je ne voulais pas comprendre.
La mort de Jackie fut un tournant dans ma vie et une immense perte. Bien sûr, nous nous étions éloignées ces dernières années mais toujours avec l’idée qu’un jour on se retrouverait sur scène. Je ne m’étais jamais sentie aussi seule, non pas parce que je n’avais pas d’amis, mais parce que Jackie était la dernière personne qui me restait des années Warhol. Maintenant ces jours bénis semblaient s’éloigner et s’effacer dans le temps. La gloire, le glamour, Max’s Kansas City, la Factory, Andy…
Je suis allée à l’enterrement en homme et en costume noir, un costume que j’ai souvent reporté par la suite. L’église était bondée. Jackie était magnifique. Contrairement à Miss Darling, elle était en homme, en costume et avec une fleur à sa boutonnière. Sur une table devant le cercueil on avait disposé des photos d’elle en femme avec une plaque qui disait : « John Holden, a.k.a. Jackie Curtis ».
Je ne vis personne de la Factory, bien que Warhol et Morrissey aient envoyé des fleurs. Et c’était très bizarre car des gens venaient me féliciter d’être encore vivante. Pourtant je ne me sentais pas une survivante. Curtis était une battante, beaucoup plus que moi. Elle avait pris ce qu’elle voulait et traversé la vie comme un bulldozer. Un survivant s’accroche et espère trouver mieux le lendemain, un battant rend meilleur chaque jour qui passe.
En écoutant le sermon je ne pouvais m’empêcher de me remémorer la première fois où Curtis s’est habillée en femme, c’était un soir d’Halloween peu de temps après qu’on se soit rencontrées. Candy et moi nous sommes prêtées à son jeu et on l’a aidé à s’habiller et à se maquiller. Il est sorti en femme ce soir-là et il eut un immense succès. Qui pouvait penser qu’il garderait son costume pendant dix ans ? C’est comme ça mes chéris que Jackie Curtis la légende, le mythe, la salope était née.
Après la cérémonie quand ils sortirent le cercueil je fus surprise par des cris et des « bouh » qui venaient de l’extérieur. C’est alors qu’une femme hystérique s’est jetée sur le cercueil. C’était la personne qui avait pris de l’héroïne avec elle le soir de son overdose et elle criait à pleins poumons : « Que dieu me pardonne ! Oh Jackie, ma Jackie chérie, pardonne-moi ! » Et nous qui pensions que personne ne surpasserait la scène de Pola Negri le jour de l’enterrement de Valentino !
Lenny se retourna vers moi et me dit : « Fais confiance à Jackie ! Même morte elle fait encore du tapage ! »
On aurait vraiment dit que Jackie orchestrait l’enterrement depuis là-haut. C’était bruyant, plein de photographes, de weirdos, de junkies. Toute l’avenue D était au rendez-vous. J’ai failli chanter « Anything Goes » et briser une bouteille de bibine sur le cercueil, mais j’ai préféré la boire silencieusement en chemin. Néanmoins, quand la reine du « glamour, de l’or et de la gloire » a cassé sa pipe, les pleureurs n’ont pas jeté des fleurs dans son cercueil, mais des paillettes.
Après l’enterrement je suis rentrée chez moi, je me suis servie un grand verre de vin et j’ai longuement contemplé la vie que j’avais choisie. Je me suis imaginée, des années plus tard habillée en Fedora avec des lunettes noires, arrêtée dans la rue par un fanatique de Warhol.
« Vous n’étiez pas une de ces Superstars ? Vous ne faisiez pas des films dans le temps avec Andy Warhol ? »
Et ça me ferait sourire. J’ai été une Superstar. J’ai été une idole. Et maintenant c’était terminé. Qu’est-ce qui restait pour la survivante que j’étais devenue ? Il fallait que je reprenne ma vie en main. Je n’avais pas de plans, pas de projets, et même pas un putain de manager !
Après la mort de Jackie je me suis fait discrète. Je revoyais Andy de temps en temps mais nous n’étions plus si proches. Et puis un jour de février 1987, le 23 pour être exacte, alors que j’étais en route pour Porto Rico, Andy est mort. Je n’en savais rien en atterrissant à l’aéroport de San Juan et j’ai pris un taxi pour rejoindre Lenny dans la villa que nous avions loué dans le Condado.
En arrivant, j’ai trouvé que Lenny et son copain José (qui passait les vacances avec nous) se comportaient bizarrement. J’ai cru qu’ils avaient quelque chose contre moi et j’ai fini par leur demander : « Mais qu’est-ce qui vous arrive à tous les deux ?
– Tu n’es pas au courant ? me demanda Lenny.
– Au courant de quoi ?
– Tu ferais mieux de t’asseoir, je vais te servir un verre.
– Mais enfin qu’est-ce qui se passe ?
– Andy Warhol est mort ce matin. »
J’étais sous le choc. Andy est mort pendant que j’étais dans les airs. J’ai repensé à la dernière fois qu’on s’était vus, un mois plus tôt, pour le diner de Thanksgiving de Chrissy Berlin. Il était arrivé avec Steven Sprouse et distribuait à qui voulait des copies dédicacées du magazine Interview.
« Holly tu devrais faire un comeback, m’avait-il suggéré.
– Et je ferais quoi ?
– La même chose, mais en homme ! Ce serait fantastique ! Je pourrais être ton manager !
– Vas-y, passe-moi la dinde » J’ai répondu, vexée qu’il puisse même suggérer une idée comme celle-là. J’avais tenté de faire ce qu’il proposait il y a des années et je m’étais jurée de ne jamais recommencer.
Mon regard se perdait dans l’océan devant moi et le souvenir de la voix de Warhol était de plus en plus confus. Dans l’avion je m’étais dit : « Allez je vais le rappeler et lui demander de me manager. » Mais là tout était terminé. Je me sentais vide, et perdue, comme à l’annonce de la mort de Jackie.
Plus tard ce jour-là, on sortit au bar du coin et on vit des hélicoptères sillonner le ciel. Un des hôtels de touristes avait brûlé et quatre-vingt-cinq personnes étaient mortes dans le casino. En rentrant on alluma la télé pour essayer de savoir ce qui s’était passé mais les médias ne parlaient que de la mort d’Andy.
Dans les jours qui ont suivi j’ai reçu des dizaines d’appels. On me traitait comme si j’avais perdu ma mère. À vrai dire je ne me sentais pas si mal. Je pensais surtout à tout ce monde qui vivait à ses crochets. Plus aucun directeur de club ne dirait : « Andy est un habitué ». Plus de Superstars, plus de conserves de soupe, plus de Warhol. Le point final d’une époque révolue. La couronne de la culture pop était tombée.
Quand je suis rentrée à New York j’ai trouvé une invitation de la Factory dans ma boîte aux lettres pour son enterrement à la cathédrale St Patrick le 1er avril. C’était particulièrement approprié puisque toute la vie de Warhol ressemblait à un gigantesque poisson d’avril.
Le Mémorial était sur invitation seulement, avec encore une autre invitation pour le déjeuner qui suivait. La cathédrale c’était un vrai cirque : tout le monde était en effervescence et, quand on arrivait comme moi en taxi, ça ressemblait de loin à une avant-première de cinéma. Il y avait des files entières de limousines garées, des idiots qui souriaient pour les caméras, des flashs qui flashaient, on se serait cru à la grande époque du Studio 54. J’ai demandé au conducteur de dépasser la foule et de me déposer un peu plus loin car j’étais nerveuse et je voulais éviter l’hystérie collective.
C’était un cadeau pour les médias, le rêve de n’importe quel agent. Tout le monde était sur son 31, habillé Halston ou Armani, prêt à être immortalisé. C’était bourré de mannequins qui avait fait le déplacement dans le seul but de passer au journal de six heures. Et aucun risque qu’une larme vienne gâcher le mascara.
On avait affaire à l’événement mondain de l’année. Tous mes amis m’avaient conseillé de mettre le paquet mais j’y suis allée avec mon costume bleu. Ce costume que j’emmenais d’un enterrement à l’autre puisque j’avais perdu un si grand nombre d’amis.
Les paparazzi pullulaient et les gens prenaient la pose comme s’ils étaient aux Oscars. Je pense qu’Andy aurait adoré ça. Il nous regardait probablement de là-haut en se disant : « Mon dieu, quel glamour ! ». Et c’était le moins qu’on puisse dire. Au milieu de tout ce carnaval je ne voyais que Grace Jones mais je n’avais pas la force d’aller la voir. Je suis entrée dans la cathédrale par une entrée latérale.
Il y avait des fleurs blanches partout et une section VIP était délimitée par un cordon blanc. En regardant autour de moi, je vis Fred Hughes et Vincent Fremont venir à ma rencontre. Fred me remercia pour les fleurs (quelles fleurs ?) et je lui répondis que c’était normal. Il me proposa de m’asseoir avec les VIP mais je n’étais pas d’humeur à traverser toute cette foule qui risquait le coup du lapin en se tordant pour voir qui était dans la section VIP.
Je ne sais pas pourquoi mais j’imaginais un Mémorial plus intime.
Yoko Ono lut l’éloge. Pourquoi elle ? On ne saura jamais. Andy ne l’aimait même pas, mais son agent avait dû jouer des coudes. Derrière moi une femme reniflait et j’ai pensé tout d’abord qu’elle était émue. Mais en me retournant je me suis aperçu qu’elle était tout simplement en train de sniffer de la coke. Ambiance Warholienne jusqu’au bout.
Je me suis tirée après la cathédrale en fuyant le déjeuner. Je n’avais plus envie de voir ces gens, et je n’avais même pas faim. Je me retrouvais dans la rue face à Saks Fith Avenue et vous le croirez ou non… Je suis allée faire du shopping !
J’ai jeté un dernier regard à la foule derrière moi et une phrase a commencé à résonner dans ma tête. Je ne sais plus qui me l’avait dit car ça commence à dater, mais c’était peu de temps après la mort de Jackie : « Tu n’as fait qu’une erreur, tu as continué à vivre. »
Et oui, j’avais vécu, et je continuais à vivre. Ma force, c’était de sortir de n’importe quel trou pour aller vers la lumière. Et puis merde, après tout j’avais été Miss Donut à Amsterdam, on m’avait presque nominée aux Oscars, et puis, chéri, je suis l’héritière du cimetière Woodlawn.
J’ai secoué mes lolos en remuant mon popotin, et en avant vers le rayon cosmétique, où j’ai acheté de quoi repeindre la Statue de la Liberté. C’était pas une si mauvaise idée d’ailleurs. Après les fortunes qu’ils avaient dépensées pour la rénover, elle était toujours aussi verdâtre. Il lui fallait un brin de couleur. Je me suis imaginée à califourchon sur son nez, habillée en peintre bohème avec un smoking et un béret assorti en train de lui faire son rouge à lèvres. Et croyez-moi, c’était fabuleux !
Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet
Chapitre 20 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photos © Bruno Geslin