Tout s’est arrêté. En plein vol, en pleine création, il a fallu s’enfermer chez soi et ne plus retourner travailler, ne plus envisager les spectacles à venir. Tout stopper. Car dans ce confinement, tout est affaire de perspectives ou plutôt d’absence de perspectives.
Les théâtres ont tiré leur rideau sans savoir quand les artistes pourront remonter sur scène ni quand les spectateurs seront autorisés à y retourner. Et c’est là que beaucoup de choses prennent sens : oui nous avons besoin, nous les artistes, de ces regards sur nos ouvrages, nos rêves ou nos provocations. Oui nous dansons, jouons, interprétons pour qu’une relation ait lieu, que le texte, la chorégraphie ou la musique résonnent dans les yeux, les oreilles et le corps constitué du public. Ce n’est pas seulement le confinement qui nous heurte le plus, non c’est l’impossibilité de communier avec les autres, d’objectiver notre travail, de ressentir le lien indéfectible qui unit artistes et spectateurs. Cette présence à l’autre, cette respiration des autres.
Un virus, cette chose microscopique a ébranlé le géant. Il l’a plaqué au sol, terrassé de peur et d’angoisse sans sortie de secours. Le monde est suspendu et nous artistes le sommes tout autant. En plein vol. En plein rêve devenu cauchemar.
Bernard-Marie Koltès et sa solitude des champs de coton peuvent bien attendre quelques mois certes mais l’envie de plonger dans ses mots, de saisir dans son corps les désirs et contradictions de l’auteur, de faire émerger la mise en scène, la mise en corps de ce futur affrontement nous a été empêché. « Regarder vers le ciel me rend nostalgique et fixer le sol m’attriste, regretter quelque chose et se souvenir qu’on ne l’a pas sont tous deux également accablants. » Cela sonne si juste. Il faudra y revenir, ne pas s’avouer vaincu.
Vaine réflexion et futile sentiment ?
Rien n’est moins sûr quand le Festival d’Avignon 2020 dans lequel nous devions jouer-danser annonce son annulation ainsi que la plupart des festivals d’été. Capitulation estivale, report à l’année suivante ? Il faudra s’y résoudre et espérer. Car la vie d’un artiste ne se résume pas à des dates, des cachets, des heures, des horaires, un statut ou bien des réservations ; non, elle est une vaste entreprise sensible d’une fragilité extrême et ce qui n’a pas eu lieu n’aura pas lieu. On peut se rassurer en croisant les doigts pour l’année suivante que rien ne dure…et justement rien ne dure.
Les rencontres, les applaudissements, les rires et encouragements n’existent plus aujourd’hui pour le spectacle vivant. « Jusqu’à mi-juillet », venons-nous d’entendre par la voix de notre président, capitaine d’un bateau libéral ivre et sans repères. « La culture sera aidée », nous lancera-t-on en temps voulu et à qui voudra encore y croire. Mais ce temps-là n’est plus et cet été-ci ne portera pas ses promesses habituelles ni la réalisation de notre travail.
Diffère-t-on une déclaration d’amour ou un geste de tendresse, une passion éblouissante ou un dernier salut ? Non la danse est comme la vie éphémère, le théâtre un tout organique et indissoluble, l’art vivant une ode au souffle du monde, une présence en présence.
Il nous faut convertir la frustration en horizon, transformer le vide en paysages.
Rien ne sera plus pareil et on se convînt de le souhaiter. Nous ne pourrons pas sortir de ce confinement seulement pour travailler ou reprendre une vie normale, non il faudra en tirer des leçons certes politiques, intimes aussi mais il faudra faire le deuil de ce moment. L’abîme dans lequel trop sont tombés et au bord duquel tant se sont accrochés ne peut se refermer sans conscience, sans conscience des autres ; de toutes celles et tous ceux qui se battent encore pour que l’avenir demeure, que le présent s’accomplisse et que nous puissions tous les remercier d’être à la hauteur de l’enjeu. Nous tâcherons je l’espère, nous les artistes, de participer au monde d’après tout en sachant à quel point nous ne reviendrons pas en arrière. On avance car le temps file, tourne, s’égrène, semble s’arrêter parfois mais inéluctablement reprend son cours. Sachons voir ce que nous avons perdu et apercevoir en éclaireurs les lueurs de l’espoir.
Julien Derouault, chorégraphe et danseur
Lorenzaccio d’Alfred de Musset
Une femme qui danse de Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault
Je t’ai rencontré par Hasard de Marie Claude Pietragalla et Julien Derouault
Être ou paraître de Marie-claude Pietragalla et Julien Derouault
Crédit photos © OFGDA et © Pascal Elliott