3h30 c’est tôt je confirme. Du coup y’a le temps.
Mais le temps de quoi quand la ville dort ?
Le temps de se cultiver, de lire les infos, de faire un état des lieux forcément subjectif de la santé du monde. Le temps de relativiser… un peu…
Et puis tellement le temps, que tu continues à lire des choses et à écouter des podcasts intéressants.
Sauf qu’à force d’avoir le temps, tu ne relativises plus rien, il est 6h passées et tu te rends compte que t’es en colère, de cette colère impuissante et pas constructive.
T’as signé 5 pétitions, t’as cliqué sur « intéressé » et « participe » à au moins 5 manifs à la rentrée dont une pour le climat -pas parce que c’est la mode mais parce que t’en peux plus des lobbies et de cette sensation désagréable que le monde se fait sans toi, que là- haut on ne t’entend pas- et tu t’en veux parce qu’en fait tu n’iras sans doute qu’à une seule des 5… et encore, c’est même pas dit. Parce que de toute façon, tu n’existes pas.
Et alors cette colère, elle se retourne contre toi. Et au lieu d’en vouloir aux puissants qui bouffent dans des assiettes en or, t’en veux au gars qui bouffe des chips dans des assiettes en carton plastifiées au BBQ du dimanche avec sa famille, t’en veux à celle qui n’a pas pris le temps de re-colorer ses racines capillaires, t’en veux à celui qui prend sa caisse pour un trajet de 4 min au lieu de faire ça à vélo, mais attention, pas n’importe quel vélo, le vélo vintage retapé par des potes cools.
Faut juste pas oublier que ce gars c’est toi. C’est toi avant d’avoir été convaincu par la pub et la belle pensée que le bio c’est bon, que les vélos cool ça pollue pas, que le plastique c’est nul, que le #healthy est le sommet du vivre bien, etc…
Tu te détestes de penser ça et d’en vouloir à Mr Saucisse, Mme Racine ou Mr Voiture, et tu te détestes de te faire avoir, même si le piège n’a duré que 3 minutes, parce qu’heureusement t’as su aiguiser ton sens critique au fil des ans. Mais quand même, tu te détestes, tu t’épuises, tu t’épuises à te détester. Tu te sens pourtant tellement plus proche de ce monde-là que de celui dans lequel tu vis. Tu te lèves le matin, quand t’as réussi à dormir, et tu ne te reconnais pas, tu ne te re-connectes pas.
T’en peux plus de te battre avec toi même ou contre toi-même, d’ailleurs tu ne sais même plus si on se bat avec ou contre, et t’en peux plus de devoir conjuguer en permanence avec tes contradictions. Parce qu’il faut bien se le dire, on se chamaille à chacun sa vérité, mais ceux à qui on doit donner les coups n’en prennent pas un seul, jamais. Alors tu es tiraillé, tu penses aux atrocités du monde et d’un coup ton coup de gueule poussé de ton canapé pendant que la ville se réveille te semble insignifiant.
Tu te sens un peu bête et inutile.
Tu n’existes pas.
Comment faire pour continuer à se lever le matin quand on a conscience de tous les malheurs du monde ? Que peut-on y faire?
« OUI, je veux sauver la planète, mais la dernière collection Adidas®, franchement, elle défonce. »
Je crois que je suis pas mal politisé … minorité oblige. Mais je ne suis pas sûr de faire ça bien, faut pas être condescendant et faut prendre personne de haut, pas évident d’être objectif, parce qu’on a tous du sang et que le sang coule. Le sang il est chaud, 37 degrés Celsius, c’est la température du corps humain quand il va bien, il passe partout, il passe dans le cœur et il monte à la tête et quand ça monte trop vite, et bien non, ce n’est pas évident d’être objectif, voilà c’est vrai, tu veux dire un truc ou faire un truc, et tu en dis un autre où tu fais autre chose.
Alors garder son calme, avoir toute sa tête, la garder froide quand t’es pas d’accord, être politique, ben c’est loin d’être évident.
La politique, être politique, tout est politique aujourd’hui. On est politique dans la rue, dans les salles de concert ou de théâtre, devant un écran de cinéma et même face à son ordi portable. On tente d’être politique en un clic. On a raison d’y croire ?
Tu sais pour moi la politique c’est tous les jours. Le « hic » c’est qu’il ne faut pas trop craindre pour son intégrité physique, pas avoir peur de s’en prendre une.
C’est attraper un monsieur plus fort que soi par le bras pour lui dire qu’il a laissé tomber son mégot de clope qui mettra plus de 100 ans à se dissoudre par terre et lui faire ramasser.
C’est intervenir quand un mec crie un peu trop fort sur sa meuf, quitte à se faire engueuler par les deux.
C’est retenir la main d’un parent qui mettrait une fessée à son môme un samedi après-midi dans une boutique bondée de monde sous 35 degrés celsius minimum.
C’est se retourner et faire demi-tour quand tu viens de croiser 5 types qui viennent de te traiter de tarlouze en rigolant pour leur demander « Où est le problème précisément ».
C’est se retourner et faire demi-tour quand tu viens de croiser 5 types qui viennent de faire une remarque raciste en rigolant pour leur demander « Où est le problème précisément ? ».
C’est passer 5 minutes à papoter avec le mec qui fait la manche devant la boulangerie ou avec la meuf qui fait la manche devant le magasin bio et parfois tu offres un sandwich et de l’eau, surtout de l’eau, et puis tu lâches ton paquet de clopes même si t’es à -800€ de découvert.
C’est prendre du temps pour les enfants, leur montrer la culture, la gentillesse, répondre patiemment à toutes leurs questions, elles sont toutes importantes parce que ce n’est pas une blague, demain le monde c’est eux.
C’est aller marcher à une pride même quand t’es pas PD.
C’est te battre pour les retraites et pour le droit à la mort dans la dignité même si t’es pas encore vieux.
C’est arrêter d’appeler des êtres humains qui fuient la mort « les migrants », parce qu’ils ne migrent pas comme les oies du froid vers le chaud, ils se réfugient pour survivre.
C’est aussi se battre pour l’éducation même si on n’a pas tellement aimé l’école.
C’est faire gaffe à l’eau, à l’émission de CO2, à la couche d’ozone et aux barrières de corail alors que t’es pas l’océan et que ne t’es pas l’arbre non plus.
Et en même temps, j’en ai un peu ras le fion qu’on me culpabilise moi, Mr D’en bas, Mr Je n’existe pas, avec toutes ces injonctions : fais ton tri, jette pas ton mégot, économise ton eau quand tu te brosses les dents, attention aux produits que tu utilises, prend ton vélo, mange bio… Alors que l’humanité n’est pas, mais vraiment pas, la plus grande cause polluante. L’industrialisation associée à la surproduction et aux déchets non traités des grosses entreprises délocalisées et faisant travailler des esclaves le sont.
Donc, oui je le fais mon putain de tri, non je ne jette pas mon mégot par terre. Oui, je coupe l’eau quand je me brosse les dents – bon sur la vaisselle, je peux mieux faire – , je marche beaucoup et j’ai un super vélo, je bouffe bio, tout ça s’est déjà dit, et on est tous d’accord, c’est du bon sens.
Mais, vous supportez vous d’être infantilisés par nos dirigeants. Il n’est pas question qu’on nous rende, nous, êtres humains citoyens de la planète, responsables de tous les maux du monde parce que on aurait utilisé une feuille de PQ en trop ou que, « oups! », on aurait gardé une facture dans un mail de 2007 et que ça surcharge les serveurs.
Moi je suis bon élève, je l’ai déjà effacée il y a longtemps cette putain de facture de 2007 pour un jean Lewis couleur brut magnifique, obtenue en gaspillant des centaines de litres d’eau, fabriqué en Chine grâce à l’exploitation inhumaine d’ouvriers dans les champs de cotton, livré par avion et qui de toute façon ne m’allait pas, j’ai dû le renvoyer, toujours par avion, afin de recevoir un mail de confirmation de remboursement que j’ai effacé aussi il y a longtemps.
Être politique c’est tous les jours.
Ça fait mal à la gorge à force de hurlement. Ça fait mal aux muscles à force de taper dans le vide. Ça fait tellement mal au crâne que tu voudrais parfois avoir une petite clef pour t’ouvrir les os et déposer ton cerveau trois petites minutes sur la table de chevet à côté du lit. Ça fait mal au ventre parce que parfois t’es aveugle et tu ne vois pas que tu te trompes et que tu t’éloignes. C’est tout ça.
Même si aux yeux des puissants, nous n’existons pas, Il faut garder la colère intacte. C’est beau la colère, c’est digne et c’est fort. La colère passionnée. La colère qui va nous porter loin. Si on la gère, la colère est un devoir.
Et pourtant parfois, comme tu oubliais de faire tes devoirs pour le lendemain quand tu étais encore écolier, il t’arrive d’oublier un peu ta colère pour les combats que tu devrais mener demain… t’as pas le choix. Il faut savoir la laisser dormir un peu cette colère qui te consume, parce que sinon tu commences à cracher du sang et les cures de magnésium n’y changeront rien.
La vie n’a jamais été un putain de fleuve tranquille. Au boulot ! C’est l’heure.
L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.
Nicolas Petisoff / 114 Cie, auteur et comédien
Parpaing de Nicolas Petisoff
Crédit photos © Nicolas Petisoff