Chapitre 13 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
Ma deuxième tentative cinématographique, Scarecrow in a Garden of Cucumbers, raconte l’histoire capricieuse d’Eve Harrington (oui, vous avez bien lu), une jeune fille de Shaker Heights venue à New York en quête de fortune et de gloire, et n’en tire que la folie la plus pure. Tout un tas d’aventures et mésaventures bizarres et tapageuses mêlent une bonne sœur au volant d’un taxi, une paire de jumelles en furie luttant pour les droits des femmes, et un catcheur nain qui tombe amoureux de l’héroïne. A la fin des fins, Eve plante définitivement New York pour Hollywood. C’était un rôle marrant et le show, une comédie musicale, ce qui ne gâte rien ! Vous savez mon goût pour les caméras et la chanson, de préférence à tue-tête : je tenais enfin ma chance de satisfaire les deux. On m’offrait un numéro musical tout plein de paillettes et de jeunes danseurs, j’étais excitée comme une puce et signai le contrat aussi sec.
Les producteurs me flanquèrent un avocat, pour superviser mes dépenses, et une chambre au Chelsea Hotel – un petit palace où je vécus des moments torrides que je chéris encore. Une suite effrénée de nuits sans sommeil où je me vautrai dans les pas de Delilah, de Gomorrah, et de Tallulah bien sûr !
J’avais mon propre balcon, situé juste au-dessus du grand CHELSEA en lettres lumineuses. J’ai toujours adoré les balcons, à commencer par ceux des théâtres, si joliment ornés de feuilles d’or qu’une observation prolongée peut vous rendre aveugle pour le reste de votre vie.
Je partageai la piaule avec Estelle, ma si chère, ma si dingue et bonne copine. Il passait sa vie à se torcher la gueule et tout cet alcool lui attaquait le cerveau au point de croire vraimentqu’il était une femme. Et je n’allais pas m’amuser à le détromper sur ce point.
J’avais, pour l’or, la passion du Roi Midas. Un jour, Estelle et moi on a acheté des bombes de peinture, quelques cocktails, afin de redorer littéralement notre petit balcon. Un plaisir que l’hôtelier ne voyait pas d’un bon œil, prétextant que si la peinture peut passer à la rigueur pour de la décoration, la dorure s’en tient à de la défiguration pure et simple. Il y a des gens qui n’ont vraiment aucun goût… Pour ma part, j’en avais tant que ce devrait être interdit par la brigade du bon goût. Tous les mecs qui ont passé la porte de mon appartement vous le diront.
Sur ma toute nouvelle terrasse dorée rococo, je me prenais pour Rapunzel, mes cheveux flottant dans l’air du matin chargé d’odeurs de pains chauds, de fleurs coupées, de gaz d’échappement. Ah ! les charmes de la ville ! La rue fourmillait de passants pressés, de taxis klaxonnant, de pneus freinant. Estelle et moi nous penchions à en tomber, dans l’espoir d’attirer l’attention des beaux gosses qui passaient à nos pieds. Quand ils levaient la tête, on se mettait à brailler comme des hyènes hystériques, sous l’effet de la passion et du vin blanc conjugués. Nous perdions la boule pour chacun d’entre eux !
Ah, mon chou, il n’était pas une heure où je n’étais d’humeur à aimer. J’étais une nymphette ardente et bouillonnante, une cocotte-minute de jus lascifs à température maximale. Une chaleur dans les reins qui grillait mes culottes. Des fantasmes violents assaillaient mon esprit. Des grands mecs ! Transpirant, beaux et musclés, des dieux d’acier que je pourrai sans cesser dévorer ; dans mon délire j’aurais pu leur jeter mes cheveux à escalader, s’ils ne m’arrivaient pas aux épaules. Faute de quoi, je leur balançais mon numéro de chambre.
Inutile de vous dire qu’entre Estelle, Ondine, Jackie Curtis et le reste de la bande, mon humble logis était devenu une véritable cage aux fauves. Depuis mon balcon doré, on s’envoyait de l’herbe, du speed, du vin, des mecs, toutes sortes d’alcools et de joyeusetés… La Grèce Antique, à peu de choses près.
Au Chelsea, j’étais devenue LA pourvoyeuse de bonne humeur. La taule abritait quelques autres célébrités, parmi lesquelles Viva, Richard Bernstein(que ses couvertures pour Interview avaient fait connaître) et Jerome Ragni. Ce dernier avait écrit Hair et m’invitait tout le temps aux représentations –je montais carrément sur scène lors du finale pour me joindre aux chanteurs.
Toujours au Chelsea habitait également Lance Loud, un gamin dont la vie familiale faisait la joie hebdomadaire d’American Family, sur PBS. Les caméras les suivaient partout. Un jour, Lance m’appelle et m’annonce que sa mère rêve de me rencontrer. Je leur dis de passer pour le thé, refais ma coiffure, avale un cocktail et je fus bien inspirée car, quelques minutes plus tard, sonne à ma porte Maman Loud elle-même, entourée de toute une équipe de télévision !
Pendant ce temps, le tournage de Scarecrow in a Garden of Cucumbers se poursuivait. Cela dura trois mois. On bossait douze heures par jour et c’était une sacrée organisation. Pour les extérieurs, il y avait de gros projecteurs, des dollies, des barricades avec des vigiles bloquant les rues, et même des claps pour annoncer le début des scènes ! Seigneur ! C’était la chose la plus professionnelle que j’avais faite de ma vie. On m’avait même préparé une roulotte pour me changer, avec l’air conditionné – et en état de marche. Bref, on me dorlotait !
La première scène se déroulait dans une taverne. Naturellement, je fus la première à comprendre que le bar était dûment approvisionné. Étant de nature nerveuse, je m’autorisai assez vite un petit verre. Puis un autre, pour me souhaiter bonne chance. Et encore un autre, à ma santé. Ces cocktails étaient foutrement traîtres, ça je peux vous le dire. Chaque fois que j’en descendais un, un autre se matérialisait dans ma main. Me demandez pas comment. Bref, à la fin de la journée, je n’avais pas seulement calmé mes nerfs, je les avais carrément assassinés. J’étais tellement bourrée que lorsque les producteurs me ramenèrent en voiture, impossible de retrouver mon cerveau nulle part. Dans mon sac, sous le fauteuil de la bagnole, nulle part… Je sautai en marche et me mis à hurler frénétiquement au milieu du trafic. Mon comportement erratique choqua les producteurs qui durent me ceinturer et me ramener de force dans la voiture, puis jusqu’au Chelsea.
Le matin suivant, coup de fil du réalisateur. Soit je me reprenais et arrêtais la bouteille, soit le film coulait tout entier. Je choisis la première option, abandonnant même toutes mes rêveries de balcon doré pour une colocation chez la scénariste du film. Celle-ci, ainsi que sa compagne, étaient d’anciennes alcooliques, raison pour laquelle on avait pensé que leur influence sur moi serait positive. Mais pour qui me prenaient-ils, tous ces gens ? L’alcoolo de base, fort en gueule et ingérable ? Ça, c’était le problème d’Estelle. Moi, j’étais simplement une subtile connoisseuse* ès cocktails. Je savais tenir la bouteille avec élégance. J’en tenais simplement un peu trop à la fois…
Une fois l’alcool banni, tout se passa beaucoup plus gentiment. Le tournage se passait bien, j’étais contente. Et puis Johnny me laissa un message. Il était en ville avec quelques amis, au Plaza Hotel. Il disait vouloir me voir. On arrangea un rendez-vous en fin de journée. Et l’amour flamba à nouveau, comme au premier jour.
Johnny décida de rester à New York, et le producteur l’engagea comme mon assistant personnel. Il emménagea avec moi chez Sandra, et tout reprit comme au bon vieux temps. Je me sentais à nouveau femme, avec un homme dans ma vie. Un homme ET un job !
Scarecrowétait un film indépendant, dû aux prolifiques talents de deux personnes admirables : Bette Midler et Lily Tomlin. Bien que cela ne se voie pas à l’écran, elles firent du très bon travail. Dans une scène, par exemple, où je me rends au cinéma, mon esprit s’évade et je redeviens une petite fille. On avait engagé une fillette, à cet effet, qui me ressemblait beaucoup. Bettie Midler y chante une berceuse, qui figure au générique sous le titre de « Strawberries, Lilac, and Lime ».
Je me sentais enfin comme une star de cinéma, au sens hollywoodien du terme, et je n’en perdais pas une miette. Un après-midi que je me prélassais dans la chaise du réalisateur, pendant que le caméraman discutait de la scène avec l’équipe, j’entends tout un tintamarre dans mon dos. Je me retourne et aperçois Estelle (ma bonne amie, comme vous savez), une bouteille à la main, hurlant mon nom tandis que la sécurité essayait en vain de l’empêcher de passer les barricades.
« Qui diable est cette personne ?m’exclamé-je, en une tentative désespérée de sauver ma réputation.
– Bon Dieu, Holly !aboie-t-elle les yeux écarquillés, à la limite du coma éthylique. Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé !
– Mon chou, on essaye de tourner un film, si tu ne l’avais pas remarqué… Tu ne peux pas débouler comme ç…
– Mais C’est Sylvia ! Crazy Sylvia ! Elle est morte ! »
Morte ? Crazy Sylvia ? La légendaire drag-queen loucheuse et briseuse de bouteille sur le crâne des flics du temps du Stonewall ? Pas possible.
« Je te jure ! En regardant par la fenêtre de son appartement, elle a vu un Tuinal qui traînait dans le caniveau. En essayant de l’atteindre, ‘l’est tombée de quatorze étages ! »
Je n’en revenais pas. Sylvia aurait fait n’importe quoi pour un Tuinal, d’accord, mais ça, ça allait quand même un peu loin.
On tourna le finale de Scarecrow au Broadway Central, un vieil hôtel Art Deco qui s’écroula quelques années plus tard. C’était une autre « séquence de rêve ». Cette fois, je me retrouvai sur une scène hollywoodienne, entourée de magnifiques danseurs en smokings blancs et chapeaux haut de forme. Une vraie Ziegfeld girl !
Quand le film fut fini et envoyé en postproduction, nous avons tous pris des chemins séparés. Johnny et moi on réintégra ma chambre au Chelsea où nous sommes restés un mois, avant que mes fonds commencent à diminuer. Nous allions chez l’avocat de la production chaque matin, pour récupérer les 25 dollars quotidiens que m’autorisait mon contrat. Quinze dollars pour la nourriture, dix pour un pochon d’héroïne. Comme au bon vieux temps, je vous dis !
Depuis que l’argent se faisait rare, je surveillais et négociais chaque centime. Mais quand Estelle tambourina à ma porte comme un garde-champêtre, je sus que je devrais desserrer les cordons de ma bourse. « Oyez, oyez ! Oyez, mes amours ! Les folles Portoricaines de la 19èmefont le pochon à dix sacs !
– Le pochon à dix sacs ? » hurlai-je.
J’enfilai une culotte, ma fourrure, un billet de 10 dans ma brassière et hop ! Direction Chelsea. Je me disais : pourquoi pas ? Après tout, le tournage était terminé, mon prochain rôle n’était pas pour demain et j’avais un peu de fric à dépenser. Scarecrow était le premier film pour lequel j’avais travaillé sérieusement et payée pour, il était temps de récolter enfin les fruits de mon travail.
Au bout du compte, le fric finit par manquer. On quitta le Chelsea pour un taudis entre la 10èmeet Hudson, tellement déprimant que je pillai le département accessoires du film pour tout redécorer. Je voulais que ça ressemble à l’intérieur d’un sapin de Noël, mais à la vérité ça ressemblait plutôt à une décharge.
Un soir de biture, une énième crise de jalousie éclata entre Johnny et moi. J’entends encore le moment où, ses valises faites, il claqua définitivement la porte. Rod Stewart chantait Maggie Mae à la radio.
De plus, j’étais ruinée, avec un loyer entier à payer. Je me tournai donc vers la seule personne susceptible de me dépanner : Andy. Tout le monde s’entend pour dire qu’Andy était radin, je vous l’ai moi-même dit, mais quand j’étais vraiment sans le sou, il ne manquait jamais de me renvoyer de la Factory avec quelques dollars en poche (voire le loyer tout entier).
Pendant ce temps, Jackie Curtis arpentait les planches des Vicissitudes des Damnés, au Mama Theater, dans l’East Village. Candy y figurait aussi, un rôle de sirène dans un fauteuil roulant. Une dinguerie sous speed. Toutes mes copines sur une même scène, même Estelle, et elles s’éclataient.
Dans les loges, Jackie me présenta un acteur du nom de Silva Thin. C’était une incroyable créature androgyne : grande, osseuse et stylée, avec des traits parfaits, le portrait craché de Marlene Dietrich. Et qui parlait comme elle. Pour vous dire la vérité, mais que cela reste entre nous, il se prenait vraimentpour Marlene Dietrich. Il aimait les cocktails, j’aimais les cocktails, bref on devint vite copains.
Le départ de Johnny m’avait dévastée et je jouais, comme d’habitude, les tragédiennes Grecques, dépression comprise. Mes parures glamour avaient laissé la place aux chaussons d’appartement, à une robe noire râpée et à mon vieux gorille.
Et puis Candy laissa tomber la pièce et Jackie me proposa le rôle principal. J’acceptai, bien sûr, et retrouvai un peu d’estime de moi-même. Chaque soir, Estelle, Silva Thin, Curtis et moi déboulions sur scène comme des banshees en furie. Lors d’une représentation, je bute contre le fauteuil roulant pendant mon entrée et roule hors de scène, en plein sur le premier rang et – ça ne s’invente pas – sur les genoux même de Miss Candy Darling, revenue voir comment on se débrouillait. L’horreur sur son visage !
Les pièces de Miss Curtis étaient en perpétuel changement. Elle les réécrivait presque chaque soir, si bien que le public revenait sans cesse voir les changements. Un soir, des jambes m’étaient poussées. Le suivant, j’étais de nouveau en fauteuil roulant. Il se passait toujours quelque chose de nouveau.
Cela dit, le vrai spectacle, c’est en coulisses qu’il se passait. Estelle se baladait une bouteille de vodka à la main, Jackie et moi répétions nos textes à la lumière d’une bouteille de Southern Comfort et Silva Thin jacassait sans s’arrêter.
Silva et moi, on sortait beaucoup. Il était particulièrement impressionné par Andy et rêvait d’être une Superstar, alors nous ne manquions jamais de nous pointer chez Max.
« Y’a des invites ? Des soirées ? » m’enquerrais-je tandis qu’Andy fouillait dans ses papiers et en sortait un carton. « Tu devrais te rendre à celle-là, disait-il alors. C’est un gros producteur qui la donne, peut-être qu’il te prendra dans un de ses films. »
Il avait toujours, comme ça, un tas d’invitations. S’il y avait de la bouffe et de l’alcool, je faisais tout mon possible pour m’y rendre. Il faut dire que je ne travaillais pas vraiment, j’allais juste de soirée en soirée. Vu qu’il se passait toujours quelque chose, je m’arrangeais comme ça pour ne pas mourir de faim.
Un jour qu’Andy fouillait dans sa pile d’invitations : « Tiens, j’en ai une pour toi. Yoko organise l’anniversaire de John dans un musée de Syracuse. Ils affrètent un jet pour faire venir tout le monde, ça sera marrant, tu devrais y aller. »
Eh bien mes amours, peu importe où ça se passait et comment s’y rendre, il fallait que j’y aille ! Silva et moi nous sommes donnés rendez-vous devant l’immeuble CBS avec le reste des invités, sur la 56èmeet la 6èmeavenue, puis direction Kennedy Airport en bus. C’était dément. Tous les dingues de la ville en étaient.
La pauvre hôtesse de l’air nous vit arriver avec angoisse, puis terreur, et finit par nous abandonner le bar en nous disant de nous servir nous-mêmes. Je ne me fis pas prier. Pendant qu’elle faisait une dépression nerveuse quelque part, je pris possession du shaker et me mis à distribuer les verres dans les allées. Vraiment une hôtesse parfaite !
La fête en elle-même se tenait dans un musée qui exposait les œuvres de John et Yoko. Œuvres qui n’étaient pas grand-chose, à mes yeux, comparées aux délicieux HORS d’œuvres. Mais c’était d’un chic consommé, et d’une solide prodigalité.
Les cocktails volaient, les rires cascadaient, et Phil Spector passait son temps à monter sur les tables pour porter des toasts au moindre pékin qui passait. C’était tellement odieux que je lui dis de s’asseoir et de fermer sa gueule.
Hélas, les hors d’œuvres firent vite leur temps. Je pourrais passer ma vie à m’enfiler des petits fours mais, une fois qu’il n’y en a plus, je m’ennuie assez rapidement. Des chambres d’hôtel avaient été réservées à nos noms ainsi qu’un vol pour New York pour ceux qui ne pouvaient pas rester passer la nuit. En dernière minute, Silva et moi on a sauté dans l’avion, au grand dam d’une deuxième hôtesse de l’air.
Cet été là, j’emménageai chez Silva sur Bedford Street, non loin de la Septième Avenue. Il partageait, avec son compagnon écrivain, Chris, un petit appartement rempli de livres et de magazines. Le réfrigérateur contenait plusieurs jarres de beurre de cacahuètes, de la jelly, du pain, des vitamines, un gros morceau de fromage et des crèmes de jour : le minimum vital.
Frank Kollegy prit de nous une photo de mariage, moi en traîne et en voile, Silva comme mon mari en costume gris clair. La photo parut dans le magazine Interview où Silva tenait régulièrement une colonne. Avec l’argent de celle-ci, et quelques billets tapés à Andy, on alla visiter quelques amis d’Athens, en Géorgie. La petite maison croulait sous les percussions d’une bande de jeunes musiciens, des gamins qui tournaient dans les clubs locaux et devaient se faire connaître plus tard, sous le nom de B-52’s.
L’hiver arriva, Gino et Marion – qui s’étaient réfugiés à Aspen l’été précédent – décidèrent de se marier. Ils invitèrent Asha, Richie Berlin et moi à les assister en ce jour béni. J’avais rencontré Richie lors d’un thé chez Asha. C’était une petite fée charmante, avec de grands yeux rieurs et un nez en trompette. On aurait dit qu’elle sortait tout juste de la maternelle. Son père était le très illustre Richard Berlin, Grand Manitou de la Hearst Corporation de New York, et sa sœur Brigid s’était faite un nom chez les premières Superstars de Warhol – « l’Infâme » Brigid Polk.
Asha venait tout droit d’Aspen et Sidney devait nous rejoindre plus tard, si bien que Richie et moi fîmes le chemin ensemble. A l’arrivée à Kennedy Airport, Richie peinait sous ses centaines de bagages Hermès, son Yorkshire Toto sous le bras. Quant à moi, j’avais mon gorille sur le dos, la cage pour chat qui me servait de sac-à-main et trois sacs de shoppings bourrés de cosmétiques.
On prit place dans le jet en direction de Denver, puis un petit coucou jusqu’à Aspen. Mon chou, je n’avais jamais vu un si petit avion de ma vie. Avec un seul propulseur pour nous tenir en l’air ! Comme j’étais un peu nerveuse, je m’enfilai quelques Valium, et un peu de vin pour calmer mon hystérie. Au milieu du vol, cependant, la cime d’un arbre apparut dans mon hublot. Dans le hublot opposé : le grand vide. Sous l’effet conjugué du Valium et du vin, j’en conclus que nous étions en train de nous crasher. En fait, on longeait le flanc d’une montagne mais je perdis complétement les pédales et me mis à hurler : « On va tous mourir ! On va tous mourir ! »
L’acteur Cliff Robertson, qui incidemment se trouvait dans l’avion, fut si perturbé par mon éclat qu’il alla exiger du pilote qu’il atterrisse dès que possible pour qu’il puisse en descendre. Richie était mortifiée de mon esclandre et me demanda d’enlever sur le champ mes collants.
« Mes collants ??? » lâchai-je, dans mon délire. « Cet avion va s’écraser et tu me demandes d’enlever mes collants ???
– C’est une technique de survie que j’ai apprise quand j’étais scoute ! Allez, grouille ! »
Et de relever ma jupe elle-même pour me les ôter ! Je fis rouler mes collants jusqu’à mes pieds et les lui donnai, estomaquée par ce génie qui allait, sans nul doute, nous confectionner un parachute en nylon. Quand l’avion atterrit en laissant partir Mr Robertson, j’étais toute prête à le suivre, si ce n’est que j’étais clouée à mon fauteuil, saucissonnée et bâillonnée par mes propres sous-vêtements !
Quand on arriva finalement à Aspen, on vint promptement nous chercher pour nous amener au chalet de montagne que Gino et Marian avait loué pour le mois. C’était un endroit immense, plein de recoins, bâti sur le sommet d’une falaise et dont l’immense fenêtre du salon donnait sur un gouffre d’au moins 100 mètres. Y plonger mon regard me donnait des frissons. De l’autre côté, la vue donnait sur une forêt somptueuse et, au loin, les vestiges d’un ancien teepee indien supposément hanté. Exactement mon idée des vacances parfaites : un mois en compagnie du fantôme du Chef Howangowwa ! Le seul esprit que j’étais prête à affronter pour l’instant était l’esprit-ritueux, et je me versai un verre de sherry. Le salon était joliment pittoresque, avec une grosse cheminée en pierre et des trophées d’animaux empaillés accrochés un peu partout. Sur le palier, une peau de grizzly noir vous accueillait tandis qu’aux murs vous observaient gueule ouverte des têtes de pumas, de sangliers, de tigre, de cerf et même celle d’une souris. Je me sentais aussi à l’aise qu’un agneau dans une famille de lions.
Soudain, quelqu’un sonna à la porte.
Tu parles d’une chance. Juste comme je commençais à m’installer, il fallait que débarque de nulle part ce couple de hippies SDF… Leur minibus avait soi-disant rendu l’âme sur la route de montagne et, comme la nuit tombait, Gino leur proposa de rester pour la nuit.
A la fin de la soirée, chacun regagna sa chambre. On nous avait parquées, Richie et moi, dans un délicieux petit coin du deuxième étage, avec vue sur la forêt hantée. Pour oublier cette présence funeste, j’avais naturellement remonté une bouteille de vin. Bouteille à laquelle je me cognai les dents lorsqu’un lointain « Boooouuuuu » me parvint aux oreilles. Terrifiée, je me réfugiai dans les bras de Richie.
« Qu’est-ce qui t’arrive, bordel ? dit-elle en essayant désespérément de trouver le bon trou de sa nuisette, pour y glisser sa tête.
– Un fantôme, Richie ! J’ai entendu le fantôme. C’est ce putain de chef Indien. Il est dehors, je te dis, je suis sûre qu’il est dehors !
– Dans ton imagination, ma grande, juste dans ton imagination… »
Je me mis à mettre à sac mes bagages.
« Où est ce putain de Valium, pour l’amour de Dieu ? Je te dis que je l’ai entendu ! Ça venait de par là » en pointant l’obscurité par la fenêtre. Complétement désorientée et aveuglée dans sa nuisette, Richie trébucha sur une valise et s’étala sur le lit. Puis enleva carrément la nuisette et jeta sur moi ses yeux tristes :
« Les fantômes ne hantent pas les teepees et les forêts hantées, bon sang ! Ils hantent les maisons.
– Et c’est censé me rassurer ? »
Je pouvais voir dans son regard qu’elle songeait encore une fois à me saucissonner dans mes collants. Je pris sur moi : « D’accord. Allons toutes les deux à la fenêtre. Si on ne voit rien et qu’on n’entend rien, je te promets d’aller me coucher sans faire d’histoire. »
Richie eut un rictus suffisant, m’assurant que c’était complétement idiot mais s’exécuta quand même. Et tandis que nous scrutions l’obscurité sauvage de la forêt apparut le plus grand fantôme que j’aie jamais vu, juste devant nous, un monstrueux démon aux yeux rouges et aux crocs acérés, qui nous arracha des hurlements de terreur à réveiller toute la maisonnée.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gino, paniqué.
– Un fantôme ! répondis-je.
– Énorme ! hurla Richie. Avec des yeux et des crocs.
– Là ! pointai-je du doigt. »
Gino se précipita à la fenêtre, l’ouvrit et aventura sa tête dehors alors que le reste d’entre nous se réfugiait dans les bras des uns des autres. Puis le cri lointain et fantomatique s’éleva une nouvelle fois.
« Ce n’est pas un fantôme. » fit Gino en nous invitant à nous approcher. Et comme nous nous penchions tous sur les branches obscures, chacun put voir notre fantôme en chair et en os. Sauf que ce n’était effectivement pas un fantôme, mais une grosse chouette. Richie et moi on se sentit comme deux idiotes, nous cachant sous les couvertures d’humiliation.
Au matin, nous avions de la neige jusqu’au cul. On n’avait pas vu une tempête de neige pareille à Aspen depuis 50 ans. Les routes étaient coupées, le téléphone aussi. Nous étions littéralement emprisonnés au sommet de la montagne, coupés du monde. Et pour ne rien arranger, les hippies se mirent en tête de nous remonter le moral à coups de folk songs. Je n’avais qu’une envie : mourir.
Et puis quand ils en eurent marre de chanter, ils nous racontèrent l’histoire de l’Expédition Donner – ce groupe de pionniers qui passèrent jadis précisément sur cette montagne sur leur route pour la Californie. Pris dans la tempête, ils furent bloqués si longtemps qu’ils durent, pour survivre, avoir recours au cannibalisme ! Nous étions morts de trouille. Gino, Marion, Richie et moi nous dévisagions, le souffle coupé. Enneigés, ce n’est déjà pas drôle, mais avec des hippies cannibales… ! J’étais terrorisée. Pas que je m’inquiète du manque de nourriture (les bois alentours semblaient plus riche en vie animale qu’un safari Africain), et j’aime mieux bouffer de la tête de sanglier empaillé que de la tête de hippie, mais il se trouve que nous pouvions, très vite, manquer d’alcool et de speed. Pour moi, les chéris, c’était de l’ordre de la nécessité minimale.
Un jour, dans un état de panique totale, j’explorai les dépendances en quête de vieilles caisses d’alcool, possiblement oubliées là. N’importe quoi pour apaiser ma fièvre des hauteurs… Et comme je creusai dans les vieilles boîtes, j’exhumai un grand carton de feux d’artifice. Ce n’était pas vraiment ce que j’espérais mais cela pouvait, temporairement du moins, arranger mon marasme.
Mon nouveau trésor sous le bras, je revins ventre à terre à la maison et, le soir-même pendant les cocktails, Gino et moi on alluma les fusées depuis la terrasse. Alors qu’elles éclataient en d’irrésistibles bouquets de couleurs dans le ciel d’ébène, soudain ragaillardie par cette dernière tournée de gin, Richie se mit à entonner La Bannière Étoilée. « Oh-oh say can you see… »
Comme toute une bande de bouffons patriotes, on reprit tous en chœur la sérénade, alors que Gino allumait une nouvelle poignée de feux d’artifice. On était tellement ivres et défoncés, nous n’avons pas remarqué que l’une de ses fusées avait fait demi-tour et fonçait droit sur nous. On courut tous se mettre à l’abri, tous sauf Richie qui, les yeux fermés, ignorante de la panique et de l’imminent bombardement qui nous menaçait, continuait de chanter à tue-tête dans le chaos. Je la tirai d’un coup sec à l’abri mais ce fut vraiment un miracle qu’aucun de nous n’ait finit en miettes !
Une semaine plus tard, la fonte des neiges arriva enfin et ce n’était pas trop tôt ! Gino et Marion mirent les hippies à la porte et décidèrent que la vie à la montagne avait assez duré. On fit nos bagages pour tous revenir en ville à l’Hotel Jerome. On loua deux suites, une pour Gino et Marion, l’autre pour Richie et moi. Sidney finit par arriver, regarnissant (Merci mon Dieu !) nos stocks de speed. Je me fis illico un shoot fabuleux avant d’aller prendre, sur la rampe de surf, quelques leçons de glisse avec les enfants du voisinage. Je compris vite le système, si bien qu’on pouvait à peine apercevoir la fusée humaine qui virevoltait dans cette fourrure de gorille. Une vraie dynamo sur glace ! Trois problèmes mineurs se posaient cependant. Un : je ne pouvais surfer qu’à l’envers. Deux : je ne pouvais pas voir dans quelle putain de direction j’allais, laissant dans mon sillon des cadavres d’enfants mutilés. Trois : je ne savais pas comment m’arrêter. Ni QUAND j’allais m’arrêter. Avec ce shoot de speed, je pouvais tracer ma route jusqu’en Chine !
Pendant ce temps, à l’hôtel, Marion appela la Factory pour se faire envoyer une copie de Trash– et organiser une projection au cinéma local. La presse en fit tout un pataquès, le soir de la séance, si bien que les gens, où que j’allais, me pointaient soudain du doigt. Du jour au lendemain, nous sommes devenus l’attraction du coin. Je fus même invitée à une sorte de défilé de mode sur patinoire, organisée par le club des femmes. Un gala de charité patronné par des femmes au foyer vieux jeu, mais j’aurais tué pour remonter sur un podium alors j’acceptai immédiatement.
Gino et Marion eurent vent que les Spinners allaient venir jouer au nightclub local et s’arrangèrent pour y assister. Nous étions autour de la table en train de siffler des cocktails lorsque quelqu’un annonça au micro que j’étais dans le public. Les gens se mirent à applaudir, je me levai, saluai, bref, la routine de toute célébrité qui se respecte. Puis les Spinners montèrent sur scène. A la table, on se marrait comme des fous. Richie se retourna soudain vers moi : « Holly, tu devrais monter et chanter avec eux. » Et Gino reprit l’idée à son compte : « Mais oui, vas-y, Holly ! » Bientôt, tous les amis m’encourageaient à monter sur scène. C’était plutôt rigolo, si bien que j’abandonnai mon verre et rejoignis les musiciens. Je pris un micro mais avant même d’avoir fini le premier couplet, on me raccompagna promptement à la sortie. Mon Dieu ! Quelle humiliation ! Je m’étais tellement ridiculisée que, le lendemain de l’incident, le journal local en faisait ses choux gras : « UNE STAR DE WARHOL SE RIDICULISE SUR SCENE ». Et ce n’était que le titre ! Quand le club des femmes eut vent de mes tribulations, je fus invitée à ne pas me rendre à leur défilé. Vous parlez d’une punition !
J’étais dévastée, cela dit. Du coup je décidai de me suicider sur une piste de ski. En vrai, l’idée du ski était plutôt imputable à Gino et Marion ; celle du suicide s’imposa peu à peu pour la bonne raison que je n’étais jamais de ma vie, montée sur une paire de skis. Après quelques leçons et tentatives malencontreuses, l’idée me frappa qu’un titre du genre « UNE STAR DE WARHOL SE RIDICULISE SUR LES PISTES » ne ferait pas très bonne impression non plus.
salons de l’hôtel, faisant la conversation aux garçons en buvant des grogs près de la cheminée. Un après-midi lors de l’un de ces bavardages au coin du feu, je rencontrai un ravissant jeune type du nom de Bijon, qui me proposa une balade sur sa motoneige. Ce fut une expérience géniale que je n’oublierai jamais. A 80 à l’heure à travers la toundra, on manqua même de verser dans une crevasse ! Où qu’on aille, tout était blanc, sans dimension. Nous n’avions aucune idée que ce grand espace blanc devant nous était en réalité un grand vide blanc sousnous. Par chance, à l’arrête du gouffre, Bijon prit soudain conscience du désastre et préféra nous planter dans une congère.
Je titubai jusqu’à l’hôtel, le corps rompu en mille morceaux. C’étaient définitivement les vacances les plus poissardes de ma vie. Je décidai de m’emmitoufler dans mes couvertures et de n’en sortir que pour le mariage de Gino et Marion – quelques jours plus tard.
Ce fut une cérémonie sophistiquée, Sidney jouant les témoins, Richie la demoiselle d’honneur et moi la demoiselle aux fleurs. Je fis même la Une dans les journaux newyorkais ; la colonne de Suzy indiquant que j’avais participé à un mariage à l’Hotel Jerome, à Aspen.Frank Kolleogy la lut par hasard et m’appela à l’hôtel.
« Hello, très divin ami » roucoulai-je dans le combiné, depuis mon lit où je petit-déjeunais de quelques bagels, de fromage frais et de caviar. « Oh, oui, c’est vraiment fabuleux ici. Une merveille hivernale ! A couper le souffle de confort !
– Eh bien, t’as l’air de sacrément t’amuser et tout ça… Dis, ça ne te dirait pas de rentrer à New York faire les pages centrales à poil, non ?
– Les pages centrales de quel magazine ?
– National Lampoon. Ils adorent l’idée et sont prêts à te faire revenir en avion juste pour le shooting. Et… » (il laisse planer le suspense) « C’est payé mille dollars. »
J’en perdis presque le téléphone des mains.
« Mille dollars !?! Où est ce putain de billet d’avion ? »
Mon chou, si Marilyn Monroe l’avait fait, aucune raison que je ne puisse pas le faire ! Ça ne pouvait pas vous abimer une carrière. Vous me direz, ses melons à elle étaient de la taille d’une pastèque, alors que les miens ressemblaient plutôt à de jeunes raisins. Mais j’étais toujours bonne pour la vendange après tout ; je me rendis illico au magasin le plus proche et fis l’acquisition d’un magnifique push-up !
Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet
Chapitre 13 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photo © DR et © Edwin Halter