En allant faire mes courses au Leclerc de Pantin, lequel demande une haute dose d’enthousiasme pour ne pas se jeter sous les roues du premier caddie, je suis passé devant un magasin qui vend des coques de téléphone. Toutes les boutiques de la galerie marchandes étaient fermées, sauf celle-là.
M’est alors revenue
l’injonction gouvernementale. « Fermeture de tous les commerces non
indispensables ».
‘De
la bouffe et des coques’ pourrait faire office de programme si l’on étudiait le
vaste champ des possibles que recouvre l’homophonie de ces deux termes. Mais en
l’état, des gilets de sauvetage surplastifiés pour des smartphones aussi
chronophages que ruineux n’entrent, a priori, pas dans le champ du vital.
Non-indispensable.
Indispensable.
« Fermeture des lieux publics et des commerces non indispensables ». Comme le théâtre où je devais jouer. Une partie des plateaux où je devais tourner. Les salles de répétitions où je devais faire passer des auditions.
Merde. J’avais promis de parler d’autre chose. Une anecdote, dégagée du plomb du confinement.
Indispensable.
C’est clair que dit comme ça, nos vers comme nos comptines, nos manifestes comme nos exactions ont faible allure pour lutter contre une pandémie. Et qu’à côté d’un vaccin ou d’une batterie de médecins en réanimation, la tirade du nez restera bien négligeable. Même s’il y est plus ou moins question de respirer.
Indispensable.
Non. Sûrement pas.
Pas comme ça du moins.
C’est un fait. Dans la cité qu’ils se
targuent souvent de bouleverser, nos théâtres, nos autrices, nos auteurs, nos
actrices, nos acteurs (dont moi-même hein, je ne jette pas la pierre) qui
remuent, questionnent, interrogent, sont à ce jour moins utiles qu’un Franprix,
moins vitaux qu’une baguette et tellement moins nécessaires qu’une nuée
d’infirmières.
Que ceux qui nous prêtent un melon
démesuré se rassurent. On est en train de se manger un bon gros stage Afdas
Humilité. Nous voilà relégués à la masse des produisant discrets, à l’ombre
générale de la besogne sans lumière, au geste anonyme, même s’il est plein et
digne.
Révision des échelles.
Réévaluation des ambitions.
Tous chez soi.
Confinés.
Mais pas muselés.
Or passées les premières
paniques, depuis le bureau, le salon ou l’ordinateur, on a vite fait de mesurer
le cadeau.
La liberté vient prendre l’agenda en
otage.
Quelle opportunité pour l’artiste
débordé. De même que pour celui qui doute, patauge, ou atermoie. Tous dans le
même panier. A résidence. En résidence. On y a droit. Pas de culpabilité pour
les plus retors. On y est même forcé. Envisager une création. Se nourrir sans
compter. Goûter à l’épaisseur du néant. Au choix.
Retour à la source du
processus créatif, le vertige du point de départ, avec pour indispensable
compagne la solitude de Duras, Barthes, Woolf ou Rilke.
Ce temps d’abord pour soi, comme un secret. En tête à tête avec ses jouets pour
bidouiller dans l’atelier d’une chambre, d’une studette ou d’un château et
goûter à la maturation planquée, sans demander aucune espèce d’autorisation. En
tête à tête avec ses outils premiers pour fouiller, s’adonner au grand labo,
sans commanditaires. Enfin.
Pas de contrainte de durée, de rendu, de
délai toujours trop court, de ton toujours à policer, de langue convenue, de
formes étouffées. L’argent ? Il n’y en a plus pour personne et il n’y en
avait déjà pas beaucoup.
Reste l’immensité à portée
d’imagination.
C’est une intuition :
il va en sortir des chefs d’œuvre de ce temps pour soi. Des pépites plus mures,
plus épaisses, plus viscérales que jamais.
Indispensables, précisément.
Accueillons ce retour
à la source de l’essentiel.
Le miroir glaçant de l’urgence et la
brûlure de la nécessité convoquent l’évidence :
L’indispensable perdu de vue,
Le règne du futile,
Nous avons noyé l’essence,
Nous avons étriqué le sens.
L’art et ses bataillons
d’artistes n’ont d’autre vocation que de débrouiller le merdier, dissiper la
fumisterie, et proposer la fougue de leurs alternatives depuis leurs
vocabulaires divers et leur poésie commune.
Et le plus beau dans tout ça c’est qu’à
l’heure ou le non indispensable est retoqué, l’artiste n’est plus le seul à
être en résidence, à avoir le temps de penser le monde, à interroger ses
aberrations comme sa splendeur.
Démocratie créative.
Chez soi, a priori empêché, possiblement
contraint ou réduit, un peuple tout entier (ou presque) se retrouve grandi d’un
pouvoir inédit. Tous, sans distinction, assignés à résidence. Avec le temps
pour saboter et la liberté pour remplir ses mains d’or. Les amateurs comme les
professionnels, les néophytes comme les experts, tous avec la même puissance
peuvent être poète ou démiurge.
Nous voilà logés à la même enseigne du
concitoyen pour réinventer nos vies, nos quotidiens, nos domiciles, nos
relations, depuis chez nous.
L’indispensable re-création.
L’école des sonneries est finie au
profit de celle de la vie.
L’indispensable récréation.
Du monde nouveau à portée de doigts.
Nous avons le temps. Enfin.
Saisissons-le comme jamais. Injectons l’atemporel des œuvres dans cette
humanité à redéfinir. Réinventons nos langages pour immortaliser les beautés
plurielles. Et rendons enfin au vivant sa primauté sur l’individu dépossédé.
Peut-être alors finirons nous par tous
voir sans filtre, célébrer dans l’humilité, apprécier toute l’immensité de
l’altérité, sans oublier de rendre grâce à la planète qui aura alors enfin des
raisons de nous supporter.
Et si l’inspiration venait à
manquer : regardons du côté des héros qui cravachent, ceux qui soignent,
nourrissent, nettoient, transportent. Indispensables.
Et si enfin rien de tout ça
n’advenait,
Si tout cela n’était que du verbiage
d’idéaliste ou de la parole creuse de confiné en roue libre,
Alors nos artistes précieux continueront
d’inventer plus encore, pour élargir les horizons, démultiplier les lectures et
offrir au regard la nécessité par eux sublimée.
Leurs œuvres foisonnantes, imminentes et, pardessus tout, indispensables.
Mickaël Délis, auteur et comédien
Le premier sexe [Étape#1] de Mickaël Délis