Chapitre 3 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
Le tout premier film que j’ai vu, c’était au Plaza Theater de Porto Rico avec mon oncle Virgilio, qui avait à peine six ans de plus que moi. Grands dieux ! comme nous vénérions, alors, le cinéma et ses stars ! Maria Felix (une version espagnole de Liz Taylor), Libertad Lamarque (qui fut bannie du pays par Evita, jalouse de l’effet qu’elle faisait à Perón), Cantinflas (un cocktail latino de Charlie Chaplin et d’Harpo Marx) comptaient parmi nos idoles, mais c’est Lola Flores qui remportait de loin nos faveurs. C’était une célèbre danseuse de flamenco, le plus souvent en robe à pois rouge et longue traîne froufroutante, une rose dans les cheveux tenue par un peigne espagnol. Elle embrasait l’écran de sa sombre silhouette de gitane et, ma parole, ses castagnettes vous auraient réveillé le dernier damné des Enfers ! Tous les week-ends, on se précipitait à la séance du matin pour rentrer ventre à terre, dès la fin du film et reproduire ses scènes dans le grand miroir de la chambre. Le plus vivace souvenir que je garde d’elle reste son interprétation de Pena Penita Pena, dans cette même tenue parfaitement flamenco. J’étais clouée à mon fauteuil. Pensez ! On aurait dit qu’elle sautait directement de l’écran jusqu’à mon petit corazon portoricain… et tout ça pour le prix d’une peseta !
Mon oncle était un gamin flamboyant, en plus d’être un
danseur fabuleux. Le moindre geste de Lola, il te l’imitait avec une grâce
infinie, glissant sur le parquet ciré, claquant des castagnettes pendant que,
derrière lui, je refaisais non sans mal chacun de ses mouvements. De l’opinion
générale, nous étions à-cro-quer !
Il chantait également à la perfection et dès qu’il s’y mettait, à tue-tête
encore, je ne me faisais pas prier pour l’accompagner. J’admirais tellement ses
talents que j’étais constamment collée à ses basques. Trois ans à peine et on peut imaginer sans
mal le pot de colle que j’étais.
Mon enfance à Porto Rico fut pour le moins haute
en couleurs. Élevée au milieu de huit tantes, un oncle, cinq cousins, deux
grands-parents, six poulets, trois cochons, entre autres « membres du
foyer » du même acabit, je ne me rappelle pas un seul moment de sérénité.
Il n’y avait qu’à se retourner pour voir quelqu’un fêter son anniversaire dans
un coin !
Les
vacances que je préférais étaient celles de l’Épiphanie, l’équivalent
portoricain de Noël, qui se fête le 6 janvier là-bas. Le jour où les Rois mages
débarquèrent à Bethléem pour couvrir d’or, d’encens et de myrrhe l’enfant
Jésus : les vacances les plus chouettes de toutes les chouettes vacances !
Chaque année, le village entier se déguisait en bergers et descendait lentement
en procession vers l’église.
Ma grand-mère pouvait passer des heures penchée sur
son antique machine-à-coudre Singer à pédaler frénétiquement pour fabriquer
tous nos petits costumes à temps – nous, c’est-à-dire : l’oncle Virgilio,
mes cousins et moi. Vous auriez dû voir les kilomètres d’étoffes qui passaient
sous son aiguille ! Des rouges, des jaunes, des violets plus chatoyants
les uns que les autres, d’étourdissants satins remplis de paillettes. Tous, on
se retrouvait vite sanglés dans des vestes boléros assez chiffonnées (du genre de
celles que portaient les musiciens de Xavier Cugat) avec des bâtons de
papier-crépon à fleurs. Les fêtes de l’Épiphanie ont été quelque part, ma
première rencontre avec le glamour. A nous voir, on aurait dit de vrais
figurants de comédie musicale, à la Carmen Miranda !
J’adorais être accoutrée comme ça. Aux aurores,
on se parait de mille couleurs (les costumes des adultes étaient moins flamboyants)
et notre parade en Technicolor descendait vers l’église suivie par une très
large foule. Après la reconstitution de l’Épiphanie, tous les villageois se
rassemblaient sur la grande place, et la fanfare se mettait à jouer. Mon
grand-père y jouait de la trompette. J’étais si fière de lui que je jouais des
coudes, me faufilais entre les robes et le pointais du doigt en hurlant « ça
c’est mon Papy ! ça c’est mon Papy ! »
Plus tard dans la matinée, on rentrait à la
maison échanger nos cadeaux en buvant du rhum (je me démerdais toujours pour en
chiper une gorgée), avant de rôtir le cochon. Après quoi on mangeait le
« lechon asado » (le cochon rôti en question), on buvait encore un
coup et on déballait nos cadeaux. C’était comme fêter Noël et Thanksgiving en même
temps. C’était tellement charmant de voir toutes les familles se rassembler
comme ça, à cuisiner toute la journée, se bourrer la gueule et se fendre la
poire !
La vie à Puerto Rico avait tout du conte de fées. Je
suis venue au monde dans ce paradis tropical et luxuriant le 26 octobre 1946,
d’une mère portoricaine et d’un soldat américain de descendance allemande.
C’est en permission qu’il a rencontré ma mère dans un bal – un coup de foudre
mutuel. Ma mère est tombée enceinte, du coup ils se sont mariés mais le mariage
dura peu. Ils étaient tous les deux bien trop jeunes. Le soldat eut rapidement
le mal du pays, il déprima un petit moment puis finit par se tailler pour de
bon.
Pour une raison inexplicable, toutes mes tantes
étaient mariées à de grosses feignasses, sans doute en réaction à l’éducation
très stricte que leur avait donné Grand-Père. Plutôt que de mettre la main sur
de solides et décents gaillards, elles n’en avaient que pour les ivrognes, les
cogneurs, entre autres négligeables clodos. Peu après leurs mariages
respectifs, elles revenaient l’une après l’autre, en cloque et couvertes de
bleus, mendier leur retour au nid familial, sachant très bien que mes
grands-parents ne pourraient pas le leur refuser. Inutile de vous dire que, par
conséquent, la maison était pleine à craquer !
Je n’oublierai jamais la nuit où Ramone, le mari
de ma tante Tete, disparut de la circulation. Ces deux-là glandaient à la
bodega d’à côté quand, fou d’alcool, il se mit à vouloir lui foutre une trempe.
En entendant les cris de Tete, Grand-Père sortit de la maison en chargeant
comme un taureau en furie, avec toute la famille à sa suite : mes tantes,
ma grand-mère, et tous les gamins. Il déboula comme un fou dans le bar et
projeta Ramone contre le comptoir. Ramone ne mit pas longtemps à rendre les
coups et – sans comprendre comment – ses grosses mains de brute étranglaient le
cou de Grand-Père. Mes tantes, ma mère hurlaient ; moi, j’étais
horrifié ! La pire vision de ma vie ! J’attrapai la première chose qui
me tomba sous la main (une vieille planche, donc) et me mis à bourrer les côtes
de Ramone avec, de toutes mes forces, tout en hurlant et en pleurant de peur.
Les buveurs de la bodega séparèrent les combattants assez vite pour que ma
grand-mère puisse courir vers moi sécher mes larmes.
Ramone a été jeté en prison et on n’a plus jamais
entendu parler de lui. Ce qu’on peut textuellement dire d’à peu près tous les
maris de mes tantes, d’ailleurs ! Pas un pour rattraper l’autre, ces
foutus fils de pute.
Ma mère faisait tout pour s’occuper de moi le
mieux possible. Pendant un moment, nous avons vécu chez une de mes tantes, à
San Juan, mais c’était vraiment dur pour elle, avec tous les petits boulots
qu’elle faisait en même temps. L’un d’entre eux consistait à rester assise toute
la journée, dans une petite boutique de lin et soie faits main, à plier des
mouchoirs.
En 1948, j’avais deux ans, et ma mère comprit
qu’avec sa maigre paie de rouleuse de mouchoirs et un enfant à charge, la vie
deviendrait vite impossible. Une seule solution s’offrait à elle :
direction le pays où tout est possible – Nueva York (ou Nueva Jork, comme elle
disait). Là-bas, pensait-elle, les trottoirs seraient pavés d’or ! (Une
idée que tout le monde partage dans les pays sous-développés, que je ne peux
pas m’expliquer). Je veux dire : ils regardent les photos, des fois ?
A part Pittsburg, New York est la plus grande pissotière en béton au monde, voilà tout. Dans notre
ignorance, on prenait tous ça pour un gros gâteau géant.
J’avais donc deux ans et babillais à peine
lorsque Grand-Père – que le dilemme de ma mère ne laissait pas indifférent –
lui conseilla de partir toute seule, d’abord, le temps de se faire une
situation à New York, avant de venir me rechercher. Elle fit donc ses bagages
(parmi lesquels une poignée de mouchoirs en dentelles) et partit pour « La Manzana Grande », bien
déterminée à en croquer un bout.
Les souvenirs de ma mère à cette époque restent donc assez flous, entre ses jobs permanents et son départ précoce. C’est ma grand-mère qui m’éleva enfant et, assez naturellement, c’est elle que j’appelai Maman. Ce qui ne l’empêchait pas de nourrir mon amour filial pour ma mère véritable en m’abreuvant des aventures magnifiques qu’elle vivait dans un pays lointain, si lointain que seul un avion pouvait vous y mener. « Un jour tu iras là-bas vivre avec elle ». Ses promesses me paraissaient magiques. Et chaque semaine, je recevais une lettre du pays lointain. Maman me les lisait en me montrant des photos de ma mère, pour mieux m’en préserver l’image. Sa beauté était à couper le souffle. Sur l’un des clichés, avec son chapeau à large bord, ses talons hauts et ce sourire tellement glamour, elle ressemblait exactement à Ava Gardner.
Un an plus tard environ (j’en avais trois), ma mère se
fiança à un merveilleux juif polonais du nom de Joseph Ajzenberg. Ils avaient
beaucoup de choses en commun, à commencer par une famille au pays, qu’ils
avaient abandonnée pour New York. Mais si ma mère avait été poussée, dans ce
choix, par l’ambition, Joseph avait fui la Pologne pour des raisons de pure
survie. Grâce aux économies de ses parents (qui ne pensait qu’à sa sécurité),
il avait pu échapper, adolescent, à l’invasion nazie. Mais dut tout recommencer
à zéro, arrivé à New York sans un kopeck en poche. Il trouva un boulot de
serveur dans un hôtel de villégiature, au nord de l’état, où ma mère
travaillait aussi comme serveuse. Dans la mesure où le destin l’avait privé de
sa famille, il fut ravi d’apprendre mon existence et promit qu’une fois mariés,
je les rejoindrais.
Moi, j’adorais la vie avec mes grands-parents.
Et pas seulement parce que j’étais leur petit-fils préféré. Mon grand-père
avait sa chambre à lui et j’étais le seul autorisé à faire la sieste avec lui.
Quand on sait que Maman elle-même n’avait pas le droit de partager son lit,
c’était un sacré honneur. Il faut dire que j’étais aussi différent de mes
cousins que de tous les autres enfants de la ville. Ma blondeur naturelle,
déjà, héritée de mes gènes allemands, et mes yeux d’un vert vif faisaient de
moi un espèce d’apollon. Où que j’aille, les femmes en faisaient des kilos
tonnes.
« Mais
qu’il est mignoooon ! Et ces cheveux, mon dieu ! » Mes
grands-parents esquissaient un sourire de fierté et m’ébouriffaient les
cheveux. Dire que je n’aimais pas attirer l’attention serait vous mentir – quel
bonheur de se savoir différent, original, exceptionnel. Seigneur ! S’ils
avaient su à quel point j’allais l’être !
Nous habitions une petite masure jaune et délabrée,
juste à la sortie de Ponce. Je me revois dans le lit de ma grand-mère, les deux
cernés par des milliards de moustiques dont nous nous protégions sous des
tonnes de couverture, moi blotti contre son dos tel un lionceau, pendant que la
pluie d’été martelait le toit de tôle ondulée. C’était si joli, si apaisant que
je l’entends encore, ce ploc-ploc sur le métal comme une chorale qui cherche
son rythme. Le bruit de la pluie l’été et la chaleur de Maman, c’était ça, ma maison.
Tous les matins à l’aube, le vieux coq de
basse-cour croassait à s’en étouffer, déclenchant vite une réaction en chaîne
qui réveillait tout le village. L’instant d’après, le plancher grinçait et
Maman se levait pour enfiler l’une de ces blouses à fleurs. Les yeux encore
engourdis de sommeil, je louchais pour mieux la voir brosser calmement ses très
longs cheveux noirs. De magnifiques cheveux, qui scintillaient comme de longues
étoffes de soie noire, dans les premiers rayons du soleil. Et bientôt
j’entendais ses chaussons glisser sur le sol, par le corridor puis dans la
cuisine, où elle entamait sa routine du matin. Un jour nouveau commençait.
J’écartais mes draps et sautais du lit, courant
pieds nus jusqu’à la cuisine où, déjà, elle nouait le tablier blanc à sa
taille. Elle gagnait alors les fenêtres et en ouvrait les volets de bois,
qu’elle bloquait à l’aide d’un bâton. Des fenêtres sans vitre, bien entendu,
puisqu’en ce temps-là nous n’en avions pas besoin. Qui aurait voulu nous
cambrioler au milieu de la nuit ? Et cambrioler quoi ? Nous n’avions rien.
Maman avait beau être une chrétienne très dévote, elle
était surtout une cuisinière démoniaque ! Ses trois passions dans la vie
étaient la cuisine, une famille à chouchouter et lire la Bible. Je me revois
perché sur la table de la cuisine, et elle qui s’agite dans tous les sens,
attrape un pot par ci, accroche une poêle par là. Casse des œufs, verse du
lait. Fait frire ceci ou bouillir cela. Le parfum du petit-déjeuner, mon dieu,
quel plaisir ! En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’odeur du
café et du bacon envahissait l’air matinal. Mmmmmm. Ça aussi, quand j’y
repense, c’était la maison. Et je
vous parle de VRAI café, entendons-nous bien, avec de VRAIS grains fraîchement
moulus, du VRAI lait chaud façon capuccino et, par-dessus tout des tonnes, de
VRAIES tonnes de sucre !
En quelques minutes, la cuisine se transformait
en hall de gare, tous les habitants de la maison pépiant et papotant autour de
la table, comme une bande d’écureuils au Salon de la Noisette. Les gosses
jacassaient la bouche pleine, les tantes gloussaient en partageant des ragots,
et pour nourrir tout ce beau monde Maman trimait sur sa cuisinière à bois, et
Grand-Père ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. On se serait cru dans un
film de Ma et Pa Kettle, et c’était merveilleux.
Un par un, les gens quittaient la table pour se
disperser dans le vaste monde. Les tantes à la Mairie, où elles travaillaient,
les enfants à l’école catholique, dans leur drôle d’uniforme à carreaux
bleu-brun, qui s’éparpillaient comme un envol de bourdons. Pour ma part,
j’étais encore bien trop jeune pour les accompagner (Grâce t’en soit rendue,
Sainte Marie, Mère de Dieu !) J’étais bien trop ravi, d’ailleurs, d’aller
m’ébattre dans le paradis tropical qui me servait d’arrière-cour.
Imaginez-vous ! Un ciel bleu, du bleu le plus pur jamais peint par le ciel ;
de hautes et vertes palmes, dansant dans la brise du matin… Le jardin tout
entier ressemblait à un vibrant kaléidoscope de couleurs, avec son grand lilas
comme un bouquet géant, de fleurs rouges et croustillantes. Au bout du
jardin : d’exotiques bougainvilliers où d’adorables grenouilles, pas plus
grosses que l’ongle du pouce, bondissaient de partout en demandant constamment
: « Quoâ ? Quoâ ? ».
Près du porche, se dressait un immense et très vieux
goyavier, non loin d’un massif de rosiers orange ou cramoisis – d’une palette à
faire pâlir de jalousie les plus beaux feux d’artifice. Entre deux
palmiers : un immense hamac bricolé en toile de jute, au creux duquel
j’aurais pu me balancer pour l’éternité. Quand je n’étais pas occupé à faire la
sieste, j’allais secouer les manguiers pour en dévorer les fruits tombés. Je
déterrais les vers de terre, me gavais de noisettes, me balançais aux lianes.
Comme je te le dis, mon chou : Cheetah n’en serait pas revenue !
Sans compter les fleurs d’hibiscus, dont j’ouvrais
le cœur et suçais le nectar. A l’occasion, quand je me sentais d’humeur
taquine, j’allais aussi chasser les poulets et me bastonner avec les cochons.
Vers midi, Grand-Père rentrait à la maison, les
bras chargés de pains tout chauds et de légumes frais pour le dîner du soir.
Comme je l’aimais, Grand-Père ! C’était un
homme bon, même s’il menait la famille à la baguette. Il serrait le mors à ses
enfants et n’hésitait pas à les menacer de son ceinturon s’il voyait une tête
dépasser. Sa sévérité s’appliquait également à mon oncle Virgilio, dont il
espérait faire autre chose qu’un simple paysan en l’encourageant fermement dans
ses études.
Aussi, le jour où je dus partir pour New York
fut d’une tristesse absolue. Essayez donc d’enlacer en même temps huit tantes
en pleurs, six enfants, cinq poulets, trois cochons et un grand-père en un seul
gros câlin d’adieux ! Pas facile, surtout de bon matin… De si bon matin
que le vieux coq lui-même ronflait encore.
Maman et moi on grimpa dans une voiture de location – les
taxis étaient encore rares à Porto Rico – et c’était parti pour des heures et
des heures de routes sinueuses, à travers les montagnes et la jungle, jusqu’à
l’aéroport. Pour ma part, je n’avais pas la moindre idée d’où j’allais :
tout ce blabla à propos de New York et des États Unis m’avait plutôt
déboussolé. D’autant que je ne pouvais pas aligner deux mots d’anglais.
Arrivés à l’aéroport, on escalada Maman et moi,
la passerelle du truc le plus énorme de tous les trucs énormes – un
avion ! Avec seulement deux paires d’hélices pour le faire tenir dans les
airs, incroyable !
Mon nez s’écrasa au hublot pendant que l’avion
se dandinait sur la piste. Oh la vache ! Tu parles d’une trouille !
Je fourrai mon visage sous le bras de Maman quand l’engin s’est mis à gronder,
à trembler, et – oh mon dieu, ça y était ! on ne ferait pas trois mètres
au-dessus du sol que ce truc se ramasserait, c’était certain, la fin des
haricots, les amis ! Je m’agrippai fermement à ma grand-mère, me
cramponnant pour ma vie pendant que la fusée s’envolait pour la lune… Eh
quoi ? Au nom du ciel ! On n’aurait pas pu prendre un bus, non ?
Je n’avais jamais rien vu qui ressemblât de près ou de
loin à New York. Maman me tenait par la main, le long des trottoirs, et mes
oreilles bourdonnaient du crissement des pneus, du vacarme des klaxons. Ma vue
se brouillait, perdue face à toutes ces énormes structures en béton, ces rues
inconnues, et tous ces gens bizarres… Des foules et des foules de gens
bizarres, à l’allure bizarre, partant dans toutes sortes de directions
bizarres ; tellement de gens que leurs visages se confondaient dans un
grand flou déformé, comme une photo ratée.
Pas l’ombre d’un palmier ou d’un goyavier, ici.
Pas même l’ombre d’un arbre, d’ailleurs ! Où que mes yeux se posent, il me
fallait les lever au point presque de basculer en arrière, si je ne faisais pas
attention. Il faut dire que j’étais haut comme trois pommes, pas beaucoup plus
qu’une bouche d’incendie et, si j’apercevais le dessus d’une boîte aux lettres,
c’était franchement un coup de pot.
Après toutes ces années, mes retrouvailles avec
ma mère me parurent bien étranges. Si, au tout début, je restais sur la
réserve, elle me témoigna d’emblée tant d’affection qu’il me fut difficile de
ne pas l’aimer en retour. Au moment de rencontrer mon nouveau papa, j’étais si
jeune qu’on ne s’encombra pas d’explications concernant le fait qu’il ne
l’était pas biologiquement. C’était
mon père et puis voilà. Et puis quelle importance, d’ailleurs ? J’étais
ravi.
On hébergea Maman près d’un mois dans notre
nouveau foyer – un truc qu’ils appelaient « appartement » dans un
drôle de village qu’ils appelaient « le Bronx ». L’appartement en
question était immense, haut sous plafond, coupé en deux par un long couloir
qui séparait le salon des deux chambres. Des pochoirs verts ornaient les murs
(c’était la mode des pochoirs) et tout cet espace m’étourdissait. A mes yeux,
c’était un château !
Le corridor étant interminable, à chaque fois que quelqu’un sonnait à la porte, il fallait à ma mère plusieurs minutes pour aller ouvrir. Alors on sonnait et re-sonnait, et ma mère à chaque fois se mettait à brailler « Take it easy ! », une phrase que j’entendis si souvent qu’elle fut la toute première que j’appris dans ma nouvelle langue.
Au bout d’un mois, le temps fut venu pour Maman de rentrer s’occuper de Grand-Père et toute la bande. Des larmes plein les yeux, elle m’enlaça longuement à l’embarquement et fit promettre à ma mère de me laisser revenir, une fois par an, à Porto Rico pour les vacances.
Alors qu’elle disparaissait dans l’avion, je la saluai d’un « Take it easy ! ».
A cette époque, j’étais déjà un sacré petit génie –
tellement malin, en fait, que ma mère mentit sur mon âge et me fit admettre dès
4 ans au jardin d’enfants. En première année, j’étais tellement fort qu’on me
fit passer illico en deuxième. Entretemps, j’avais tout perdu de mon accent
espagnol pour devenir un vrai petit Americano.
On resta à New York environ deux ans, et chaque
été j’allais à Porto Rico visiter la famille. C’était le temps des vieux
hydravions et le voyage prenait huit heures pour les Caraïbes. Je m’étais
habitué, tout compte fait, à ce mode de transport : un véritable as de
l’aviation ! Je me baladais tout seul comme un grand, mon nom épinglé sur
mon manteau, on me laissait toujours entrer dans le cockpit, saluer le pilote
et tout le personnel navigant.
Pendant mes vacances, mes parents en profitaient
pour aller travailler dans la Bortsch Belt (ou « Ceinture du
Bortsch », région de villégiature très prisée des Juifs de NY, NdT), tout
au nord de l’état. Un été, mon père apprit qu’on inaugurait un hôtel de grand
standing à Miami Beach, Floride, le Fountainbleau. Je vous parle du milieu des
années 50, la grande époque de Miami Beach – quand Cuba n’était pas encore tombé
aux mains de Castro – donc à deux pas de La Havane, elle-même en plein essor.
Les night-clubs pullulaient dans tous les coins. Les plages accueillaient les
plus riches fortunes internationales. Un endroit tellement snob, en fait, que
les femmes portaient leur vison même à la plage. Le long de Collins Avenue, on
ne comptait plus les casinos hors-de-prix et les night-clubs chics type Las
Vegas. Quant au strip, il battait au rythme des boîtes à shows burlesques,
vantant pompeusement les mérites de leurs Misses – Belle Barth, Gypsy
Rose Lee ou Sophie Tucker – qui secouaient leurs nichons sous
d’éblouissants chapiteaux.
Dès notre arrivée, on s’installa dans un petit
appartement de la 10ème rue, dans le quartier Art Déco de South
Beach. On a pratiquement tout bousillé depuis, bien qu’ils essayent de le
réhabiliter, mais à cette époque, l’Art Déco faisait un malheur. Sur la route
bordant l’océan, c’était toute une enfilade de motels pastel, à perte de vue,
semée de palmiers dansant le Mambo au son des autoradios. De l’autre côté la
plage s’étalait, avec ses trottoirs pavés et son sable blanc, plongeant vers un
océan turquoise, jusqu’au bout du monde. C’était comme rentrer la tête la
première dans une carte postale. Rien de comparable à cela, à part Rio
peut-être.
Est-ce que je vous ai déjà dit que Miami Beach
attirait alors tout ce que l’univers comptait de gens scandaleusement
exquis ? Sur la marina, des yachts et des voiliers. Le long des boulevards,
rien que des Lincoln, noires et rutilantes, ou à défaut des Cadillac (c’était
bien avant que les macs aient les moyens de s’en offrir). Partout, des dames
couvertes de bijoux s’abandonnaient au soleil, en sirotant de rafraîchissants
Daiquiris ou Pina Coladas. Miami Beach, ou la Mecque des Juifs en goguette…
Au beau milieu du quartier des boîtes à strip-tease,
près de la 21ème et de Collins Avenue, se cachait une petite plage
retirée. Il suffisait de traverser la rue depuis la Bibliothèque Publique pour
se retrouver les pieds dans le sable et, un samedi matin de ma quatorzième
année, alors que j’attendais l’ouverture des portes de la Library, je me suis
plutôt laissé tenter par une balade, histoire de prendre le soleil. Eh
ben ! Non seulement j’ai pris le soleil, mais j’ai surtout décroché la
lune ! Tout en jetant son cocktail en l’air, un bonhomme tout rond
enlevait son bikini en gueulant : « Allez les filles ! Le
dernier à l’eau est une grosse poule mouillée ! » Et de dégringoler
la plage dans des nuages de sable fin, droit à la flotte, suivi par tout le
reste de la joyeuse petite troupe. Il y avait quand même un truc bizarre
là-dedans j’avais beau regarder à droite à gauche, pas une fille à l’horizon –
rien que des mecs !
Eh bien, les chéris, vous serez certainement
choqués d’apprendre que j’étais tombé sur la seule et unique plage gay de tout
l’état de Floride. Et qui plus est juste en face de ma bibliothèque
préférée !
Sur la salsa cubaine que claironnait une radio
voisine, tous ces hommes semblaient s’éclater comme jamais. Je n’avais encore
jamais vu de véritable homosexuel digne de ce nom – jamais ! C’était donc
ça, des vrais « pédés », des « tantouzes », des
« tapettes », des « mignons », des « lopettes » ?
Avec ce genre de terminologie en tête, pas étonnant que jusqu’ici, je m’en sois
fait l’idée de tremblantes petites choutes permanentées, avec des boas
caressants sur les épaules, un diamant à chaque doigt, et ce cheveu sur la
langue qui ne trompe personne ! Eh bah mon vieux ! Tu parles d’une surprise !
J’avais là, devant mes yeux, tout un assortiment de
types différents : exotiques, scandaleux, fabuleux, décadents !
Grand, petit, gaulé, potelé ! Tellement de mecs en même temps ! Et
tous en bikini, en plus! Rôtissant au soleil comme des steaks attendant d’être
marinés. Retenez-moi ou je fais un malheur ! C’était divin. Hélas, alors
que j’observais leurs galipettes au loin, et caressais l’idée de les rejoindre,
mon doux rêve, se brisa soudain. Une sirène hurla et des voix crièrent : « Une
descente ! » Et c’en était une, en effet – de flics et d’hélicoptères,
qui déboulaient de partout. Imaginez la scène : des douzaines de folles
hurlantes et bourrées, se jetant sur leurs serviettes et leurs paniers de
pique-nique espérant échapper au panier à salade. Moi-même j’en avais la chair
de poule. Je m’enfuis aussi vite que je pus, terrifié à l’idée de me faire
pincer, menotter et foutre en taule pour toujours.
Ce jour-là, m’a ouvert les yeux. Élevé dans la
plus pure religion catholique, je n’avais bien sûr jamais mis en doute les
valeurs de l’Église. Sans pour autant m’être fait non plus la moindre opinion
par moi-même – sur la sexualité, notamment, ou tout autre mode de vie que le
mien. Pourtant, ce jour-là à la plage, en voyant ces hommes comme ils étaient vraiment
(et pas comme la société nous les dépeignait), j’ai compris qu’être homosexuel
n’avait rien à voir avec les stéréotypes habituels. Et, plus encore, que ces
sentiments étranges que je m’interdisais jusqu’alors, les emprisonnant au plus
profond de moi-même, n’étaient peut-être pas si horribles que cela. Et que je
n’étais pas tout seul.
A l’école, j’avais bien conscience d’être
différent des autres enfants. En premier cycle après les cours, quand tous les
autres garçons jouaient au ballon à l’air libre, moi je restais chez moi une
serviette sur la tête, à imiter Connie Francis ! Je chantais sur ses
disques en boucle, balançant ma serviette d’une épaule à l’autre comme s’il
s’agissait d’une longue et glorieuse queue de cheval.
A la maison, , un rideau tout simple séparait le salon
de la salle à manger. C’était en soi déjà tellement théâtral que je décidais
d’en faire ma propre scène.
« Who’s sorry now ? » Je
décomposais mon visage de chagrin et de douleur en déversant mes paroles dans
un micro imaginaire. « Who’s sorry
now ? »
Probable que ma mère, qui jouait au bridge avec
ses copines juste à côté, se demandait quand (tin-zdiinnn !) le rideau
s’ouvrirait – me découvrant serviette sur la tête et les pleurnicheries de
Connie Francis en fond sonore… Ah ! La gueule qu’elles auraient
faite! Les yeux comme des soucoupes ! Ma mère, muette de stupeur bien
sûr ! Et face à leur réaction, j’aurais compris l’immensité de mon
talent !
Ma passion pour les spectacles de salle à manger ne
fit que grandir, tout comme mon répertoire, qui maintenant s’étendait jusqu’à
Broadway, à commencer par les chansons de South
Pacific. Oh comme j’aurais aimé monter un grand chapiteau, sur le toit de notre
appartement : « Harold Ajzenberg… EN CHAIR ET EN OS ! »
Avec tous les gars de l’école en file indienne autour du block – y compris ceux
qui se moquaient de moi. On les aurait fait rentrer un par un dans le salon,
ré-agencé en théâtre pour l’occasion, mes parents au premier rang. Ma mère
aurait mis sa plus belle robe, une orchidée à la boutonnière. Et mon père lui,
aurait serré les mains à la cantonade, ivre de fierté.
Attention ! Les rideaux s’ouvrent. Le
projecteur m’attrape dès que je prends place derrière mon piano, un demi-queue
bien lustré. Je suis splendide dans mon smoking bleu – et ma serviette sur la
tête! Dans ma tête j’entends les cris de la foule, de plus en plus sauvage, qui
hurle en essayant d’arracher mes vêtements. Seigneur ! Je suis le nouvel
Elvis !
« Harold !
Harold ! » Les filles crient mon nom avant de s’évanouir. Les garçons
aussi ! Mais alors que je m’apprête à accompagner Connie, une nouvelle
voix s’élève :
« Harold ?
Harold ! » C’est une vieille femme au visage fripé, qui aboie mon
nom depuis le fond de la pièce. Attendez un peu. Qui m’a foutu ce vieux débris
dans mon théâtre ?
« Harold ! »
Elle claque des mains, m’attrape par les épaules et m’enfonce sur ma chaise.
Éclat de rire général quand je sors en sursautant de mon rêve éveillé. Doux
Jésus. La réalité m’a rattrapé. Je ne suis pas plus le nouvel Elvis que sur une
scène de théâtre. Je suis en quatrième, en plein cours de mathématiques de Mrs.
Norman, et je m’emmerde.
« Donnez-moi
la racine carrée de quatre… ? » dit la vieille en serrant ses
lèvres, fines et minces comme du papier à cigarettes, juste sous mon nez.
Comment voulez-vous que je le sache ? J’en
ai strictement rien à foutre, mais bon ça ne coûte rien d’y réfléchir un peu.
« Eh bien… Si vous prenez quatre
racines, et que vous les mettez sur un carré… »
Mrs Norman croise soudain les bras, tape du pied et se
penche vers moi, les yeux exorbités.
« Ben
ça dépend de votre carré, madame, lui répondant le plus honnêtement du monde.
C’est quel genre de carré… ? De porc ou d’agneau ? »
Quand elle gonfla ses narines et que toute la
classe éclata de rire, j’ai compris que ça allait chauffer pour mes fesses. Les
yeux de Mrs Norman se sont voilés d’un rideau de démence, elle se mit à baver
et trembler de tout son corps. Je voyais bien qu’il suffisait d’un rien pour
qu’elle explose. Et elle explosa.
Inutile de vous dire à quel point mon intérêt
pour l’école était faible. Inversement proportionnel à celui totalement
paradisiaque que je portais par contre à mes petits spectacles de salon. Un
enthousiasme que je partageais bientôt avec l’une de mes camarades de quatrième,
que je me mis à fréquenter assidûment. Nous étions les Mickey Rooney et Judy
Garland de demain. Quant à notre revue locale, en duo, elle nous mènerait
jusqu’à Broadway. Chaque jour après l’école, on se retrouvait chez elle ou chez
moi, et passions la soirée à dessiner nos décors, répéter nos numéros,
organiser nos scénarios.
Elle s’appelait Hooch. Nancy Hooch. Une gonzesse bien charpentée qui bouffait les noyaux des prunes et rêvait de conduire un camion-benne, ce genre-là quoi. Oh là là, Nancy Hooch ! Ma chère, mon adorable Nancy Hooch, avec sa tignasse noire indémêlable et sa carrure d’athlète. 13 ans à peine et déjà soixante kilos de venin sur pattes, chewing-gum à la bouche et clope à la chaîne, capable de te cracher un mollard plus loin que n’importe quel mec de la classe avec à l’épaule gauche, un tatouage de crâne auto-infligé… Déjà plus femme que je ne pouvais devenir et plus homme que je ne serais jamais.
Et un jour pendant qu’on répétait, la voilà qui me fait de l’œil (notez qu’on dit « de l’œil » même quand on en a deux). Elle mâchonne son malabar, en fait une bulle qui explose sur son nez, et me gueule dessus en ravalant son chewing-gum éclaté: « Dis donc, toi ? Tu voudrais pas faire un strip-poker ? »
Un strip-poker ? Tous aux abris !
« En quoi ça consiste, au juste ? » je demande, timidement.
On joue un tour, deux tours, et pas beaucoup plus finalement puisque, jetant vite nos fringues et nos cartes, on fait rapidement le tour de nos anatomies.
Après ça, on a répété tous les soirs. Et bien sûr, ce que nous répétions n’était plus vraiment destiné à une représentation publique. Deux gamins de 13 ans, voraces et maladroits, en train de se tamponner, de se malaxer, et de s’échauffer jusqu’à l’épuisement, c’est bien plus que ce que Mickey et Judy n’ont jamais pu tenter, même en rêve !
Après les diplômes de fin de collège, j’ai atterri à
Norland Senior High. J’aurais préféré le lycée de Miami Beach, puisque tous les
gosses de la haute y allait, mais le rectorat décida de séparer la classe en
deux. Certains eurent donc les honneurs de Miami Beach et nous autres, pauvres
débiles, échouions à Norland. Bonjour la décharge !
Les études commençaient vraiment à me taper sur
le système, du coup je séchais de plus en plus souvent pour me rendre à la
plage gay. J’avais pris l’habitude d’appeler l’école en imitant la voix de ma
mère, pour leur expliquer à quel point j’étais aux portes de l’agonie, et
qu’ils pardonnent mon absence. Il se trouve qu’un jour, pendant l’un de ces
appels, l’infirmière scolaire eut l’audace suprême de me mettre en attente –
pour contacter ma mère, sur l’autre ligne ! J’étais sidéré ! Je veux
dire : il en faut, du culot, pour saboter mon numéro comme ça!
Mais le vrai basculement se produisit un peu
plus tard, pendant ma deuxième année d’étudiant. Je venais d’avoir 16 ans et
j’aurais tué père et mère pour avoir une voiture, ce que père et mère
justement, m’interdisaient formellement. J’étais vexé. A ce moment-là,
voyez-vous, j’avais pas mal délaissé mes camarades de classe pour les garçons
de la plage, avec qui je passais tout mon temps libre. Et comme la plupart
étaient plus âgés que moi, ils pouvaient sans problème conduire jusqu’au Coral
Gables, le nec plus ultra de la boîte
à la mode, d’après eux en tout cas. Ils avaient l’air si adultes – et moi si
bébé, coincé à la maison avec maman, à regarder The Lucy Show… Alors j’ai eu une idée.
Avec le temps, mon père avait été
promu maître d’hôtel au Fountainbleau. Tous les après-midis vers quatre
heures, il se rendait à son travail en voiture, se garait à l’emplacement
réservé et ne finissait jamais avant une heure du matin. Autant dire que sa
voiture restait là, neuf heures durant, à ne rien faire – du gâchis, si vous
voulez mon avis ! Mes yeux brillaient pendant que j’imaginais les détails de mon plan. C’était du gâteau.
Je n’avais qu’à piquer le double des clefs de ma mère, en faire faire un double
à la quincaillerie et, le jour venu, « emprunter » la voiture de mon
père pendant ses heures de boulot. C’était presque trop beau pour être vrai.
L’autoradio beuglait « He’s so fine » pendant qu’on roulait comme des diables les
garçons et moi, capote grande ouverte, dans la toute nouvelle Chevrolet
convertible bleue de mon père, direction downtown.
Et moi au volant ! Je n’avais, malheureusement, que la permission d’onze
heures, sous peine de me prendre un savon maison, du coup j’avais convenu avec
les garçons qu’ils me raccompagnent chez moi à l’heure dite, avant qu’ils
aillent redéposer la voiture au parking de l’hôtel, et hop, ni vu ni connu. Plusieurs
semaines d’affilée, la combine fonctionna au poil, jusqu’à l’horrible
éventualité que nous redoutions tous : un beau soir, mon père finit son
travail plus tôt que d’habitude.
Ne la retrouvant pas, il conclut naturellement
qu’on avait volé sa voiture et appela la police. Un peu plus tard, alors que
les agents prennent la déposition paternelle sur les lieux du crime, voilà que
déboule la soi-disant voiture « volée » avec, à son bord, toute une
bande démente de folles lunatiques hurlant à pleins poumons « He’s so fine, dou-lang, dou-lang,
dou-lang ! » Le truc sûr et certain, les chéris : c’est
qu’il y a une « dou-lang »
que j’allais sentir passer !
Quand on leur demanda comment ils avaient pris
la voiture, les garçons remirent mon double des clefs et crachèrent le morceau.
Mon père était furieux. Il appela ma mère tout de suite pour vérifier si
j’étais rentré. J’étais au lit depuis un moment mais elle vint me réveiller
sur-le-champ.
« Ton
père rentre à la maison, dit-elle, nerveusement. Et il compte bien te parler. »
Je ne savais pas exactement ce qu’elle connaissait de la situation en me
prévenant comme ça, par contre moi, j’avais déjà compris. Seigneur !
C’était parti pour une Nuit en Enfer ! Mesdames messieurs,
approchez-vous ! Vous la sentez, la peur ? Vous les entendez, les
cris ? Ce soir, c’est le choc du siècle : deux simples et humbles
banlieusards démasquent leur fils indigne, dont les mauvaises fréquentations
volent non seulement des voitures, mais se maquillent comme des camions !
J’aurais aimé que ça se passe comme ça, comme à la
fête foraine. J’aurais préféré en rire. Mais bien sûr ça ne s’est pas passé
comme ça. Ça a été l’évènement le plus
dévastateur, le plus traumatique de ma courte existence. Et le moment précis où
ma vie bascula.
Quand mon père passa la porte, il entra avec
tous les démons de l’enfer. Assis sur le canapé pendant qu’il faisait les cent
pas sur le parquet grinçant, ma mère me fixait avec inquiétude depuis son
fauteuil obèse. J’étais mort de honte. J’aurais voulu qu’ils serrent le nœud
coulant et qu’on en finisse.
« Ce
sont des amis à toi ? demanda sèchement mon père.
– N… non.
– Pourtant ils connaissent ton nom. Et si ce
ne sont pas tes amis, comment tu expliques qu’ils se soient procurés les clefs
? »
Mais où il se planque Perry Mason quand on a
vraiment besoin de lui ? Je ne savais plus du tout quoi dire.
« Je
ne l’explique pas. »
Mon père me regarda avec des yeux enragés. Sa
voix était inflexible.
« Je
pense que tu pourrais, si tu voulais. »
Il se pencha vers moi. J’avais la peur au
ventre. La rage, aussi. Que voulait-il que je lui dise, au juste ?
La grande horloge murale égrenait les secondes.
Des secondes après lesquelles plus rien ne serait comme avant. Je soutins le
regard de mon père.
« En
effet… Ce sont des amis…
– Bien. Et sais-tu ce qu’ils sont ?
– Ce qu’ils sont ?
– Ce sont tes amis, tu dois bien savoir que
ce sont des tantes, non ? »
Alors, ma mère se mit à pleurer. La honte suprême. Un
homme, un vrai, préférerait sans doute mourir que de de se laisser traiter comme
ça, marqué au fer rouge de l’infamie. Le parquet se remit à grincer, quand mon
père revint vers moi, dans le cliquetis de l’horloge. Mon cœur refusait de
capituler. J’aurais préféré mourir foudroyé plutôt que de répondre à la
question, effroyable, qui s’annonçait :
« Est-ce
que tu es pédé ? »
Trop tard. Ses mâchoires se contractaient. Je
n’osais pas répondre. Je n’avais pas ce courage.
« Non. »
On ne pouvait pas en rester là ? Non, je ne suis
pas pédé. Oui, j’ai des copains qui le sont. Je n’avais vraiment fait
attention. Je suis trop naïf. Je suis si jeune, après tout. Ils ont dû me
manipuler pour se procurer la bagnole… ?
Mais il ne gobait rien de tout ça. Il me fit
passer sur le grill, encore et encore. Au bout d’un moment, ce fut au-dessus de
mes forces. J’étais totalement perdu, ne sachant plus quoi faire. Plus quoi
dire. A part bien sûr l’aveu que, dans un bref accès d’émotion, je finis par
lâcher :
« Oui,
je suis pédé ! Je suis pédé, voilà ! »
Je sanglotai à torrents. Voilà. C’était fini.
J’avais enfin craché la plus horrible des vérités. J’étais si plein de haine et
de mépris que, par défi, j’avais tout dit. Pour lui faire mal, surtout. Parce
qu’à ce moment-là, j’étais devenu ce que mon père haïssait le plus au monde. Et
c’était d’autant plus violent qu’il ne m’avait légalement adopté que quelques
jours auparavant.
Dans une soudaine impulsion de colère, j’ai cassé un
cendrier et me suis tailladé les veines. Une égratignure, à peine, mais dans le
mélodrame général, je n’ai pas vu la différence. Et puis… C’est l’intention qui
compte, non ? Le suicide me semblait être l’issue la plus digne pour
sortir de tout ce bordel.
Évidemment, les petits bonshommes en blouse
blanche n’ont pas mis longtemps pour se pointer et m’embarquer en maison de
correction – dans cet endroit qu’on appelle Youth Hall. Par bonheur une autre
folle de la plage, Georgette, avait vécu la même scène que moi quelques jours
plus tôt, et ces parents avaient choisi le même traitement. On partageait donc
la même cellule, et le même chagrin. On en était au même point : deux
gamins fous d’angoisse et de colère, n’ayant nulle part où s’enfuir, nulle part
où se cacher, des parents qui ne comprenaient rien, juste Connie Francis pour
chanter dans nos têtes. « Who’s
sorry now ? »
Youth Hall ne fit rien à l’affaire ; à part
l’empirer. Moi : honteux et enragé ; mes parents : désespérés et
perdus. Perdus, en réalité, nous l’étions tous. Personne ne savait comment
recoller les morceaux. J’aurais tellement voulu les protéger. Les simples
réponses que je pouvais leur donner à propos de ce que je faisais, où, et avec
qui n’auraient pas dû les blesser, malheureusement ces simples vérités les
déchiraient au plus profond d’eux-mêmes – et notre vie commune se teinta de
crainte, de regrets et de malentendus.
J’avais encore beaucoup à apprendre, et rien que
j’aurais pu potasser dans mes manuels scolaires. Tout au long de nos vies
d’adultes, on nous bassine avec : « Soyez vous-même. » Soyez
l’individu que vous êtes vraiment ! Mais le fait est, mes chers amis, qu’en
étant trop soi-même, ça te retombe vite sur la gueule. Et je n’étais pas
disposé à gober toutes ces conneries. Il me fallait des réponses, pas ce genre
d’hypocrisies. Des réponses claires à qui j’étais, par exemple. Et quelles
étaient au juste ces pulsions que je ne comprenais pas ? Que faire de
ma carcasse ? Vers où aller, désormais ? Et, surtout : pourquoi
moi ? Des interrogations de ce genre m’ont hanté tout le temps de mon
séjour à Youth Hall et, quand j’en suis sorti, je n’étais pas plus avancé. J’avais
compris une bonne chose, malgré tout : il y a mieux à faire, dans la vie,
que de se voiler la face. Et, plus important encore : il y avait mieux à
vivre, mieux à être.
Russell, l’un de mes amis impliqués dans l’affaire de
la voiture, s’était lui aussi plutôt lassé du nid familial. Il n’arrêtait pas
de parler de quitter Miami pour New York. Cette idée devint tellement
obsessionnelle qu’il ne la bouclait pas une seconde. Et patati Greenwich Village, et patata
Times Square, et à quel point c’était fabuleux, là-bas, comparé à cette
clinquante façade de carton-pâte qu’est Miami, qui n’allait pas tarder à se
casser la gueule sans l’aide de tous ces ploucs du Sud pour la tenir à bout de
bras. « Si on allait à New York, tu vois, tout serait différent »
il me disait, le regard brillant. « Pas d’école, pas de parents. On
pourrait faire tout ce qu’on veut. On serait libres, une bonne fois pour
toutes. »
Et c’est exactement ce que je voulais depuis
quelques semaines : être libre, un point c’est tout. Me libérer de cette
culpabilité d’avoir blessé les deux personnes que j’aimais le plus au monde,
pour une chose contre laquelle (ni pour laquelle) je ne pouvais rien. Et comme
la vie à la maison était devenue si tendue, si intenable, cela me parut la
seule chose à faire. J’allais me barrer d’ici.
Chapitre 3 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Born To Be a Beauty Queen (Née pour être une reine de beauté)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photo spectacle © Bruno Geslin