Fidèle à son habitude, Florence Bermond, fondatrice de la Compagnie La Louve aimantée, questionne le monde et tout particulièrement les zones d’ombres, les non-dits en rapport avec le sort des femmes. Dans ce dernier opus, créé à Lilas-en-scène, elle donne la voix aux résistantes qui luttent pour leur (sur)vie, et celle de leurs proches, en Afrique Centrale. Retour sur cette bouleversante aventure.
Qu’est -ce qui vous a donné envie de faire du théâtre ?
Florence Bermond : Danser ! Et la scène qui reste un terrain de jeu inépuisable, lié pour toujours à l’enfance. Dominique Dupuy, danseur et chorégraphe, a dit L’émotion, c’est un mouvement qui sort de soi. C’est la danse (…) Etre fragile pour que quelque chose sorte de nous. » Le théâtre, tel que je le conçois c’est exactement la même chose. La découverte s’est faite en voyant les créations de Pina Bausch et Lev Dodine, notamment le spectacle Gaudeamus dans lequel les acteurs et les actrices jouaient, dansaient, chantaient avec une virtuosité et une générosité extraordinaire. Cela reste un souvenir inoubliable.
Comment choisissez-vous les sujets des pièces que vous montez qui sont plutôt dans un registre politique ?
Florence Bermond : Il me semble déterminant de porter un focus accru sur la visibilité des femmes, dévoiler par ricochet leur invisibilité, tenter de révéler ce qui est en jeu au sein des relations de pouvoir et de domination. Les sujets explorés cherchent à interroger des situations économiques, politiques et sociales dans lesquelles des enjeux majeurs impliquent les femmes. Cette approche s’élabore à partir de la confrontation de l’intime et du politique, par la mise en lumière du non-dit et du silence.
Est-ce que c’est important pour vous que le théâtre, en l’occurrence le vôtre, soit politique ?
Florence Bermond : La préoccupation principale est d’être à un endroit le plus juste et libre possible pour ouvrir un espace d’interrogation. Par un jeu de frottements, je cherche à soulever des questions qui sont par nature politiques, par exemple : Pourquoi le corps des femmes devient un terrain de guerre ? Cette démarche demande de s’éloigner d’une pensée consensuelle et des préjugés ancrés dans notre société qui, parfois, empêchent de prendre la distance nécessaire à une analyse plus fine et nuancée.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter la résistance en Afrique Centrale ?
Florence Bermond : En 2011, j’ai rencontré une activiste congolaise originaire du Kivu (RDC). Son histoire m’a bouleversée. Le silence assourdissant et la méconnaissance de ce qui se déroule dans cette région ont été les déclencheurs de la mise en mouvement du projet. Mes points de départ sont les femmes et la place de l’Occident face à une situation complexe dans laquelle de nombreux acteurs sont imbriqués.
Comment avez-vous recueilli les paroles de ces hommes et de ces femmes ?
Florence Bermond : En juin et juillet 2018, je pars, à Goma et à Bukavu dans le Kivu, pour mener un travail d’enquêtes et d’observations. Aussitôt arrivée, je rencontre à Yole Africa des activistes, des étudiants et des artistes congolais sensibles à ma recherche, notamment Thierry De Paul Buuma qui travaillait sur la question des ONG et a été assassiné en juillet 2018. Leur désir de faire connaître la situation économique de la population et leur incroyable générosité, me permettent d’entrer en contact avec des femmes, des jeunes filles qui acceptent de témoigner. Il me semble important de saisir les points de vue de personnes très différentes : les femmes impliquées dans les conflits armés que se soit en tant que combattante ou esclave sexuelle mais aussi une ex-Ministre du Genre, des femmes et des hommes travaillant dans des ONG, des commerçantes, et des journalistes. Les entretiens sont en règle générale enregistrés ou filmés, cependant, ce n’est pas toujours possible, lorsque la personne ne le souhaite pas, je prends des notes dans un cahier.
Qu’était-il important pour vous de mettre en lumières, de dénoncer ?
Florence Bermond : Ce qui se déroule dans le Kivu peut se décrire comme une situation morcelée dans laquelle de nombreux acteurs interagissent pour défendre des intérêts économiques, souvent, non avouables. Les ONG et les multinationales occidentales, les pays voisins (notamment Rwanda, Ouganda), les centaines de groupes armés, l’armée régulière, la Monusco (Mission de l’Organisation des Nations unies en république démocratique du Congo) et l’État congolais, sont les acteurs d’une situation éclatée, extrêmement complexe qui peut basculer d’un jour à l’autre. Ainsi, on peut se poser la question : A qui profite la guerre ? Malgré, le nombre considérable d’ONG et la présence de la Monusco qui injectent des sommes considérables chaque année, la population congolaise cherche au quotidien les moyens de sa survie. Ces femmes et ces hommes ont une force de vie extraordinaire, ils trouvent avec ingénuité des solutions ou des détours à chaque obstacle. Par exemple : des étudiants à Goma ont créé la Lucha (Lutte pour le changement), un mouvement pacifiste qui mène des actions dans la rue afin que cessent les coupures permanentes d’électricité et d’eau. Ils interpellent les pouvoirs publics et engagent les habitants à faire entendre leur voix.
Par le prisme des femmes, je cherche à mettre en exergue, la résistance collective et individuelle, face à une situation qui semble inextricable. Avec la dramaturge, Alice Carré, en rassemblant et consultant de nombreux documents (articles de presse, ouvrages spécialisés, romans, essais, vidéos, films etc) pour comprendre la situation historique, économique et politique de la RDC, nous nous sommes rendues compte qu’il existait peu d’éléments au sujet des femmes : Elles restent invisibles. Elles sont évoquées en tant que victimes de viols et de tortures comme arme de guerre, il est bien sur décisif d’en parler. Cependant, elles sont aussi les piliers de l’économie. Ce sont elles qui font du commerce, qui vont chercher de l’eau chaque jour, qui se battent pour la survie de la famille, etc. C’est une fois sur place, que j’ai découvert une autre réalité concernant les femmes. Les témoignages de Mathilda, Lydia et tant d’autres ont permis de faire entendre les voix des invisibles, des laissées pour compte.
Comment êtes-vous passé des témoignages à un spectacle ?
Florence Bermond : Le processus de création s’est déroulé sur une période de trois ans. Après avoir dérushé les vidéos, les enregistrements des entretiens menés dans le Kivu, un choix s’est imposé dessinant la structure selon trois axes : ceux qui font la guerre, les victimes de la guerre et l’implication des pouvoirs vue de l’Occident. Par des allers retours entre le plateau avec les acteurs et les temps d’écriture, le texte a pris forme. J’ai travaillé sur l’éclatement, ce sont des fragments de vie qui s’entrecroisent, se répondent mais ne sont pas achevés. C’était important pour moi, de retranscrire dans le texte ce que j’ai ressenti sur place, ces vies qui sont enchevêtrées dans un conflit toujours en cours. Le principe aussi que l’on peut changer de camp à chaque moment, la situation est mouvante en permanence. L’écriture est conçue comme une partition, de manière scénaristique et non littéraire, elles intègrent les scories ou répétitions des témoignages. A l’intérieur de cette partition, les silences et les suspensions ont un rôle prédominant. Au plateau, des situations d’improvisations sont proposées aux acteurs associés à des consignes corporelles précises. Ces improvisations structurées sont issues des témoignages, d’une documentation importante sur le sujet, d’une approche organique liée aux corps, au vécu des acteurs. Ce travail s’inscrit dans la construction de l’espace, par les lignes dessinées, les endroits de prise de parole ou de ce qui est caché. Dans le processus de création, chaque élément se travaille simultanément pendant toutes les répétitions : l’espace, le texte, l’interprétation et le corps des acteurs, la lumière, les accessoires le son etc.
Comment avez-vous choisi les comédiens et comment avez-vous travaillé avec eux ?
Florence Bermond : Six mois ont été nécessaires pour constituer l’équipe. Je souhaitais travailler en priorité avec des actrices et des acteurs congolais. Les artistes réunis (RDC, Togo, France, Burkina Faso) se sentent concernés et engagés face à ce sujet. Le corps est le point de départ de mon travail avec les acteurs. Les états de corps proposés lors des improvisations, le travail du sabre conduit par Audrey Marquis Evalaum (spécialiste du sabre traditionnel japonais et chorégraphe) demandent aux acteurs de la précision, la recherche d’une réelle qualité de mouvement et de présence, un engagement physique de chaque instant. Cette approche me semble profondément juste pour raconter l’inaudible de la guerre, l’élan vital des corps insoumis, les cris et les chuchotements d’un chœur en mouvement qui nous raconte la fragilité et la force de la vie.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Des Guerrières de Florence Bermond
sortie de résidence le 28 février 2020 à Lilas en scène
Durée 1h30
Tournée
Le Vendredi 6 mars à 20h30 à l’Espace Marcel Pagnol, Villiers-le-Bel.
Le Vendredi 13 mars à 14h30 et 20h30 à l’Espace Germinal, Fosses.
Le Samedi 14 mars à 20H30 à l’Atalante, Mitry-Mory
Conception et mise en scène de Florence Bermond
Avec Marjorie Hertzog, Albertine Itela, Amour Lombi, Ornella Mamba, Patrick Makango-Gomes, Basile Yawanké
Dramaturgie de Florence Bermond, Alice Carré & Ramcy Kabuya
Traduction swahili et lingala par Ramcy Kabuya
Recherche de documents d’Annie Lapertot
Chorégraphie d’Audrey Marquis Evalaum
Scènographie de Caroline Frachet
Création lumières et son de Cléo Konongo et Marinette Buchy
Accessoires de Lomani Mondonga
Crédit photos © Paul Winling