Au TNS, Christine Letailleur s’attaque avec une passion toute contenue à l’adaptation théâtrale par Marguerite Duras de son premier roman, Un barrage contre le Pacifique. Bien qu’assez classique, l’objet scénique est sublimé par un parti pris très cinématographique et un quatuor de comédiens vibrants, habités.
Dans la pénombre, on devine sa silhouette imposante. Pourtant, La mère (inénarrable Annie Mercier) est morte depuis bien longtemps. Son souvenir reste vivace. Omniprésente, elle continue à travers les âges à dominer, à diriger le destin de sa progéniture. Replongeant dans leurs souvenirs d’enfant, Suzanne (lumineuse Caroline Proust) et son grand frère Joseph (épatant Alain Fromager), se remémorent Saigon, ville interlope, les plaines pauvres du sud de l’Indochine française, les errances d’une femme ruinée.
La mère, une nature
Il faut dire que c’est une figure, la mère, un sacré morceau de femme, une dure, une revêche. Née dans le nord de la France, dans un milieu paysan, dont elle a gardé, l’air bourru, les mains larges, elle s’est battue pour s’émanciper, sortir de la misère. Institutrice, elle part enseigner aux colonies. Veuve très tôt, elle élève seule ses deux enfants. Elle joue le soir du piano à l’Eden Cinéma, histoire de mettre de l’argent de côté pour acheter un terrain, une plantation. Il n’y a pas de raison, la pauvreté n’est pas une fatalité.
Un projet chimérique
Le rêve vire au cauchemar. La terre, chèrement acquise – toutes ses économies y passent – , est incultivable. Tous les étés, les eaux salées du « Pacifique » inondent la plaine et détruit les récoltes. Que faire ? Se battre. Elle n’a pas dit son dernier mot, la mère. Elle imagine des barrages, des constructions utopiques, afin de montrer aux petits fonctionnaires, qui l’ont flouée et la harcèlent sans cesse, de quel bois elle se chauffe. Obsessionnelle, elle en oublie presque ses enfants. Son fils, l’enfant chéri, est grand. Il peut se débrouiller. Sa fille n’a que seize ans. Elle est mignonne. Elle peut la sacrifier, l’offrir à homme, la marier au premier venu, en l’occurrence un certain Monsieur Jo (troublant Hiroshi Ota), le fils d’un riche planteur du coin. Rien ne se passe comme prévu. La folie emporte les dernières lucidités de la mère. Les enfants, devenus orphelins, s’émancipent mais garderont toujours une fascination, une peur pour cette figure tutélaire.
Une adaptation ciselée
Suivant le fil du récit de Marguerite Duras, gardant en tête toutes ses didascalies, Christine Letailleur, artiste associée du TNS, s’empare d’Eden Cinéma, avec beaucoup de délicatesse, de respect. Adapté à la scène par l’auteure elle-même, pour Claude Régy, vingt-sept ans après le roman, la pièce, découpée en plusieurs séquences très filmiques, mélange les styles de narration. Voix-off, répliques sèches, courtes, longs monologues, diatribes revendicatrices, le texte nous plonge dans la mémoire de Duras mais aussi dans les pensées réflectives de ses personnages.
Une mise en scène limpide
Fluide, épurée, la mise en scène offre une lecture fort simple de l’œuvre durassienne. S’appuyant sur une scénographie minimaliste, concoctée avec l’aide d’Emmanuel Clolus, l’artiste donne à entendre le texte dans toute sa rugosité. Certes, l’amour est là, quasi incestueux entre le frère et la sœur, entre les enfants et la mère, mais il est teinté de froideur, de sécheresse, de dédain. C’est toute cette ambiguïté qui inonde le plateau, interpelle. Quelques coupes n’auraient pas nui à l’affaire, cela aurait pu donner une impulsion vive à l’ensemble permettant certainement, une meilleure écoute, une plus belle attention. Mais cela aurait été au risque de dénaturer l’œuvre, de ne pas ressentir cet ennui, cette mélancolie qui rongent cette famille esseulée au sud du Cambodge. Amoureuse des mots de Duras, de sa prose, Christine Letailleur signe un spectacle beau et sensible, qui manque un peu de chair, mais pas de sel.
Des Comédiens lumineux
Le quatuor d’interprètes y est pour beaucoup. Il porte magnifiquement cet Eden Cinéma. Annie Mercier en est le cœur battant. Elle est sublime en mère maquerelle, en folle obsessionnelle au bord du désespoir, en passionaria des opprimés.Caroline Proust est vibrante en femme enfant, en jeune fille aimante, en amante frigide. Hiroshi Ota est impeccable en amoureux éconduit, en pigeon consentant. Enfin Alain Fromager brûle les planches en jeune homme fougueux rêvant de liberté, en frère jaloux et possessif. Subjugué par la beauté des images – le final touche au sublime – , le public se laisse très lentement gagner par ces présences fantomatiques, ces réminiscences d’un autre temps, d’une autre époque.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
L’Eden cinéma de Marguerite Duras – publié aux Éditions Gallimard
Théâtre national de Strasbourg
1 avenue de la Marseillaise
67000 Strasbourg
Jusqu’au 20 février 2020
Durée 2h00 environ
Reprise
Théâtre de la Ville – Théâtre des Abbesses
31 Rue des Abbesses
75018 Paris
Du 2 au 19 décembre 2020
Mise en scène de Christine Letailleur – artiste associé au TNS – assistée de Stéphanie Cosserat
Avec Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust
Scénographie d’Emmanuel Clolus et Christine Letailleur
Lumière de Grégoire de Lafond avec la complicité de Philippe Berthomé
Son de Manu Léonard
Vidéo de Stéphane Pougnant
Assistanat à la mise en scène
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Crédit photos © Jean Louis Fernandez