Afin de comprendre et définir le sentiment d’appartenance à soi, au monde, l’australien Falk Richter et la néerlandaise Anouk Van Dijk passent aux rayons X les névroses de notre époque. De cette matière riche, ils construisent un spectacle étrange, drôle, satirique, émouvant et terriblement humain. En alternant danses et scènes jouées, ils s’amusent autant de la forme que du fond. Les phrases se font tirades, les mouvements saccadés, les gestes épidermiques, les corps électriques et les pensées azimutées. Bien que la pièce soit trop bavarde, l’intelligence du propos, ainsi que la délirante scénographie, finissent, sur le fil, par convaincre… Terriblement « queer » !..
L’argument : Pour leur cinquième collaboration, Anouk van Dijk et Falk Richter ont choisi de travailler avec l’une des plus dynamiques compagnies australiennes de danse contemporaine, Chunky Move. Qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous constitue dans un monde en perpétuelle mutation ? La danse et le théâtre sont ici conjugués pour tenter de répondre à ces questions, dans un spectacle d’une rare densité.
La critique : ce continent lointain qu’est l’Australie est à l’honneur, pour quelques jours, au Théâtre national de Chaillot. C’est donc l’occasion de découvrir une autre culture, un autre univers. Et clairement, on n’est pas déçu. Comment appréhender un pays du « bout du monde », son identité, son savoir et sa substantifique moelle ? Il suffit d’embarquer dans l’étonnant spectacle, entre théâtre et ballet, d’Anouk van Dijk et de Falk Richter, véritable introspection thérapeutique sur la nation australienne et ses habitants.
Eloïse, européenne en rupture, étudiante en arts plastiques, décide, sur un coup de tête, de monter un projet artistique sur la culture aborigène, ses rites, ses coutumes, ses dialectes et son sentiment d’appartenance. Karen, psychologue, conseillère RH d’une entreprise en difficulté, souhaite changer de vie et apporter du réconfort à son prochain, plutôt qu’une lettre de licenciement. Elle fuit le vieux continent pour vivre avec son petit ami australien, le dépressif Stephen. Ce dernier, toujours en déplacement, est un travailleur acharné, constamment « surbooké ». Incapable d’affronter le quotidien, il fuit, mais ne peut survivre sans l’amour de sa belle. Son frère, le jeune Alya, est encore à l’Université. En l’absence de son aîné, c’est à lui que revient la lourde charge de gérer ses parents, dont le couple est en rupture. Joel, féru de technologie, accro à grindr, rêve de voyage et du grand amour, mais est incapable de quitter l’aéroport où il vit une romance virtuelle avec Josh. Descendant d’aborigène, ce dernier est issu d’une famille pentecôtiste vivant dans les terres australiennes, qui réfute la possibilité d’être homosexuel et croît encore qu’on peut l’exorciser. Quant à Lauren, c’est l’incarnation de la femme fatale, psychotique patentée, et James, c’est le quota chinois, l’étranger, l’immigrant asiatique, l’envahisseur que les Australiens prennent un malin plaisir à détester.
Ce microcosme hétéroclite sert de terreau au spectacle choral écrit par nos deux compères, complices depuis plus de 15 ans. Ils analysent les moindres interactions, les moindres connexions qui devraient permettre à chacun de s’identifier, de se définir par rapport à lui-même, par rapport à l’autre, par rapport au monde. Le regard d’ Anouk van Dijk et de Falk Richter est précis, incisif et souvent drôle. Nos deux protagonistes aiment profondément leurs personnages et s’amusent à les placer dans des situations cocasses et étranges. Ils se moquent de Skype, Facebook et autres réseaux sociaux qui, au lieu de favoriser l’échange, éloignent les gens. Ils traitent avec beaucoup d’humour et d’intelligence le racisme, l’apparente jovialité des grandes villes, l’homosexualité, l’adoption par des couples du même sexe et l’obscurantisme des campagnes. C’est brillant !
Le trop riche texte de Falk Richter (en anglais surtitré) est certes trop présent. Certaines tirades n’en finissent jamais. Bien qu’hilarantes, elles pourraient être resserrées sans perdre leur ressort comique. En contre-poids, la danse d’Anouk van Dijk est nettement plus rapide. Les mouvements sont tranchants. Les corps chutent, tombent, et se relèvent dans un même élan. Ils se cherchent, s’ajustent, se mêlent, s’entassent. Le fabuleux jeu des chaises musicales est un parfait exemple de l’énergique travail de la chorégraphe. Angoisse, joie, folie, se ressentent dans ces gestes concis, millimétrés, amples. Epuisés, mais jamais las, nos neuf comédiens-danseurs éblouissent par leur fraîcheur, leur candeur, et leur surprenante vivacité la salle Jean Vilar… Bluffant !..
Complexity of Belonging d’Anouk van Dijk et Falk Richter
Théâtre national de Chaillot – salle Jean Villar
1, place du Trocadéro
75016 Paris
Jusqu’au 6 juin 2015
Tous les jours à 21 heures
Un projet de Falk Richter et Anouk van Dijk
Conception, mise en scène et chorégraphie Falk Richter et Anouk van Dijk
Texte Falk Richter
Décor Robert Cousins
Costumes Mel Page
Lumières Niklas Pajanti
Musique originale Malte Beckenbach
Dramaturgie Nils Haarmann et Daniel Schlusser
Avec Joel Bray, Lauren Langlois, Alya Manzart, Eloise Mignon, James Pham, Stephen Phillips, Josh Price, Karen Sibbing, Tara Soh