Pour la cinquième édition du festival dédié à William Shakespeare qu’elle a initié à Nice, Irina Brook, adapte avec épure Roméo et Juliette. Se débarrassant du superflu grâce à la traduction très contemporaine de Marie-Paule Ramo, elle donne à la tragédie mythique du dramaturge anglais toute sa puissance intemporelle. Retour de répétitions.
En cet après-midi de fin mars, le soleil brille sur la promenade des anglais. Attablés en terrasse, les Niçois profitent du beau temps. Une certaine allégresse semble s’être emparée de la ville. A l’inverse, Derrière les murs gris massifs du TNN, bâtiment monumental en plein cœur de la cité, né de la volonté de Jacques Weber en 1989, l’ambiance est studieuse. Dans la grande salle, Irina Brook prépare sa nouvelle et dernière création en tant que directrice du lieu, une adaptation résolument contemporaine et fidèle à la tragédie la plus connue de William Shakespeare, Roméo et Juliette.
Dans le cadre du festival « Shake Nice », qu’elle a fondé à son arrivée, il y a cinq ans, elle a accepté d’ouvrir une séance de répétition à une poignée d’initiés, tous membres d’une association de théâtre œuvrant pour la démocratisation du spectacle vivant. «Transmettre fait bien évidemment partie des missions d’un centre dramatique, explique la metteuse en scène. Au-delà du devoir, c’est une vraie vocation ancrée dans mes gènes. Je suis né et j’ai grandi avec Shakespeare. Il fait partie intégrante de ma vie, de mon éducation. Il m’a émue, fait rire. Il est inscrit dans mon ADN. Quand je suis arrivée à la tête du TNN, faire un festival autour de son œuvre était une évidence. Je souhaitais faire découvrir au plus grand nombre son travail, son intemporalité, sa force dramaturgique, loin des clichés auxquels il est trop souvent associé, de montrer à quel point son écriture est accessible à n’importe qui. Sa langue est très moderne, très crue, très populaire. Roméo et Juliette, par exemple, est loin d’être la pièce romantique telle qu’on la conçoit. C’est l’une des plus vulgaires du célèbre auteur anglais. Elle n’est pas fleur bleue, mais passionnelle, violente, politique. Encore faut-il avoir la curiosité de lire la version originale du texte et dépasser la traduction très victorienne qui a édulcoré sa vigueur toute britannique. » A pas de loup, le petit groupe de théâtreux pénètre dans la salle, s’installe discrètement. Sur scène, les comédiens sont déjà à l’œuvre. En tenue de « survet » blanc, Roméo (Kevin Ferdjani), en compagnie de Benvolio (Issam Kadichi), venge son ami Mercutio (Samuel Charieras) en tuant Tybalt, le cousin tant aimé de sa belle Juliette. L’ambiance est bonne enfant. Voix douce, mais ferme, Irina Brook donne ses consignes, fait reprendre la scène jusqu’à obtenir la juste intonation. Tout est millimétré, le placement des comédiens, l’ambiance lumineuse et sonore. Il faut dire qu’on est à quelques jours de la première. Rien ne doit plus être laissé au hasard.
En deux heures de travail intense, les scènes défilent à grande vitesse. Pas le temps de s’appesantir, il faut fixer les grandes lignes de la dramaturgie, rendre fluide l’ensemble. « Cela fait dix-huit ans, s’amuse-t-elle, que je ne m’étais pas attaquée à cette pièce de Shakespeare. Certes, l’an passé, j’ai monté à l’Opéra de Nice, le Roméo et Juliette de Charles Gounod, mais ce n’est pas le même exercice. La musique contraint la mise en scène. Au théâtre, je suis plus libre. Par ailleurs dans ma volonté de travailler avec les lycéens, il m’est apparu qu’avec cette pièce, on touchait un endroit singulier qui permettait de montrer à quel point Shakespeare est un auteur toujours aussi contemporain qui inclut à la fois poésie, psychologie et tragédie humaine. C’est la vie. D’ailleurs quand dans le cadre du festival, on leur propose de monter une pièce en 15 minutes, le plus souvent, c’est ce drame, l’histoire de ces deux amants qui revient. Pourtant, en discutant avec eux, je me suis aperçue qu’ils ne lisaient pas la pièce en entier j’ai donc voulu la monter pour la leur offrir dans sa version intégrale et théâtrale. »
Silhouette juvénile cintrée dans une robe rouge, Juliette (Maïa Jemmett) apparaît. Elle s’abandonne dans les bras de son accorte nourrice (Irène Reva). Son cœur est partagé entre l’amour passionnel qu’elle a pour Roméo, et celui fraternel qu’elle a pour son parent décédé. Le jeu se resserre. Irina Brook veille. Les mots sonnent avec une justesse, une sobriété et révèlent la contemporanéité de l’œuvre. « Shakespeare, souligne la metteuse en scène, est un auteur moderne. Il utilisait le vocabulaire courant, le langage de la rue sans fioriture. Avec Marie-Paule Ramo, nous avons juste retraduit la pièce à partir du texte original. Nous sommes restés fidèles à son esprit. Même pour la scénographie, j’ai juste fait une transposition. Vérone est une cité où des clans se jaugent et se tuent dans la rue. Il me semblait donc logique de recréer un lieu non spécifique où les mêmes se réitèrent aujourd’hui. »
Il est bientôt tant de quitter la salle, de laisser l’équipe continuer à explorer le texte, les différentes pistes de mise en espace. Discrètement, chacun se lève, remercie Irina Brook de sa générosité, d’avoir accepté d’ouvrir les coulisses de sa création. Éternels, les deux amants ne sont pas encore morts. Ils sont bien vivants. Le temps d’une pause, les comédiens niçois et les éclaireurs, collectif associé au TNN ont laissé leur rôle sur scène. Ils déambulent entre les sièges, sourient heureux d’avoir partagé un peu de leur intimité, de leur métier, d’avoir donné à tous envie de revenir voir la pièce.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé Spécial à Nice
Roméo et Juliette de William Shakespeare
Festival « Shake Nice »
Théâtre national de Nice
Promenade des arts
06000 Nice
Jusqu’au 10 avril 2019
Durée 1h55 environ
Mise en scène d’Irina Brook assistée de Milica Milosavljevic
Traduction de Marie Paule Ramo
avec Samuel Charieras, Aliénor De Georges, Kevin Ferdjani, Marjory Gesbert, Cyrille De Gonzalgue, Laurent Grappe, Maïa Jemmett, Issam Kadichi, Jérémy Komboh Alié, Haykel Mashate, Irène Reva, Quentin Richard
chansons originales de Maïa Jemmett
scénographie d’Irina Brook
collaboration artistique deTess Tracy
Lumière d’Alexandre Toscani
son deGuillaume Pomares
Costumes de Magali Castellan, Coline Dalle & Aurore Lane
accessoires plateau d’Anne-Laure Chiron, Laure Millet & Virginie Pelsez
construction Ateliers du TNN, Pascal Brodin, Jérôme Tacconi & Laurent Rivière
Crédit photos © Gaëlle Simon