C’est une expérience sans pareil que de plonger dans le monde de Julien Gosselin. Enfant prodige du théâtre contemporain, la trentaine point encore atteinte, il livre une adaptation hallucinante et enfiévrée du roman-fleuve de Roberto Bolaño. Mettre en mouvement les 1500 pages de cette œuvre posthume semblait relever de l’impossible, de l’irréel, pourtant le jeune metteur en scène fait coup double, non seulement il réussit cet « exploit monstre » mais captive sans jamais faiblir, plus de onze heures durant, un auditoire certes éprouvé mais enchanté, ensorcelé. Epoustouflant, brillant !
La foule se presse aux Ateliers Berthier. L’appréhension passée de devoir rester enfermée plus de onze heures, elle s’engouffre dans la salle, impatiente de découvrir la « pièce marathon » qui a fait sensation au festival d’Avignon cet été et qui s’annonce comme l’évènement de cette rentrée théâtrale. Le décor est déjà en place, des tables de verre, des fauteuils, des canapés de cuir et de métal, style Le Corbusier, semblent partager en quatre l’espace. Derrière, une gigantesque baie vitrée délimite le fond de la scène. Enfin, un immense écran noir surplombe l’ensemble.
La salle, pleine à craquer, plonge dans l’obscurité. Dans un silence de plomb, des voix s’élèvent. Elles s’expriment en espagnol. Leurs traductions s’inscrivent en lettres blanches sur un fond noir de jais, transcription d’une émission de radio ou de télévision. Elles avertissent du drame humain qui sévit à Santa Teresa, une ville mexicaine, à proximité de la frontière avec les Etats-Unis, où les femmes meurent par centaines. Nos sangs se glacent, une goutte de sueur froide perle et coule le long de notre dos. Bien qu’immobile, on a l’étrange sensation d’avoir quitté Paris et le vieux continent, pour des contrées lointaines d’Amérique du sud, où la vie semble tenir à bien peu de chose. Après cette étrange prologue qui interroge et dont on comprendra bien, plus tard, la sombre portée, une lumière crue nous ramène à la réalité.
Assis face au public quatre individus, trois hommes et une femme, dissertent sur leur existence et leur rencontre impromptue. Tous professeurs d’université spécialisés dans la littérature allemande du XXe siècle, ils ont comme autre point commun de s’intéresser tout particulièrement à l’œuvre d’un certain Benno von Archimboldi. Malgré la consonance toute italienne de son nom, il n’en est pas moins un écrivain germanique majeur aux dires de nos protagonistes. Pourtant, son existence même semble être une énigme. En effet, cet homme a tout du fantôme. Personne, ni même son éditeur, ne semble l’avoir vu depuis plus de 30 ans. De lui, finalement, on sait seulement que c’est un géant blond. Afin de percer le mystère de cet écrivain qui hante leur pensée, notre infernal quatuor se lance dans une quête autant identitaire, que policière, qui les mènera à travers l’Europe, aux confins du Mexique et changera à jamais leur vie.
Ce n’est que le début d’un hallucinant polyptique en cinq parties qui nous emmènera au plus près de l’âme humaine, de ses joies, de ses peines, de ses vicissitudes et de sa violence. Emporté dans un tourbillon de vies, de morts, on approchera tour à tour, un professeur de philosophie que la folie guette, un journaliste noir qui malgré lui sera partie prenante de la férocité du monde, de sa cruelle barbarie, une femme qui abandonne sa fille pour errer dans le sillage d’un poète aliéné, des prostituées, des mères, des jeunes filles qui paieront de leur vie le fait d’être nées Femme, des politiques hors de la réalité, des résurgences monstrueuses et lucifériennes de l’Allemagne nazie. Tout cela dans un souffle, grâce à l’ingéniosité de Julien Gosselin.
Le jeune metteur en scène a plongé corps et âme dans l’œuvre de Bolaño, afin d’en extraire la substantifique moelle, l’essence de cette écriture vivante et prolifique. Dans un décor flexible à l’envi, composé de trois cubes vitrés, il module le plateau, passe d’une atmosphère à l’autre, d’un continent à l’autre avec une dextérité confondante. Sans jamais, nous laisser sur le bord de la route, il nous entraîne dans cette course effrénée, au plus près du drame humain. Fiction ou réalité, on ne sait plus tant tout est pensé pour dépasser l’enceinte du théâtre. Musique « live » omniprésente, vidéos projetées, jeux viscéraux, comédiens envahissant la scène de leur présence physique ou spectrale, tout concourt à nous embarquer dans le double univers, celui sombre et tangible de Bolaño et celui poétique et sépulcral de Gosselin.
C’est une expérience à n’en pas douter, à ne pas rater, une immersion totale dans la pensée de l’auteur, dans sa vision du monde. Chamboulé, bousculé, on est totalement aspiré par l’œuvre, on en subit la violence crue à la limite de l’irréel, de l’indicible. Passée par le filtre de la vidéo, elle perd parfois sa force brutale, mais jamais son horreur barbare. Le mal du XXe siècle est ainsi exposé à nos yeux sans fard, sans concession. Il est d’autant plus prégnant que les comédiens ne semblent pas interpréter des rôles mais être ces personnages de roman. Enfiévrés, brillants, ils vivent les scènes avec une intensité rare, un naturel sidérant, troublant. Ils nous aspirent dans leur sillage nous menant tambour battant au cœur de cette terrible et morbide odyssée à la beauté macabre.
La grande force de cette pièce-fleuve, c’est sa variation thématique et stylistique. Ainsi, chaque partie fait appel à des registres et des arts différents. Si parfois, la distinction est infime, elle n’est pas moins systématique. Fasciné par une telle maîtrise, on devient partie prenante de cette quête vers l’origine de cette barbarie qui a rongé, flétri, abîmé l’humanité du siècle dernier. Ensorcelé par les airs d’opéra électro qui résonnent comme autant de requiem, de chant du cygne, on sort essoré, épuisé de ce spectacle avec l’impression d’avoir vécu un traumatisme, un moment hors du temps, un combat mythique contre le mal. Sonné, comme un seul homme, le public, puisant dans ces dernières forces, se lève et applaudit à tout rompre… un triomphe !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
2666 de Roberto Bolaño
Ateliers Berthier – Odéon – Théâtre de l’Europe
1, Rue André Suares
75017 Paris
jusqu’au 16 octobre 2016
spectacle en intégralité les week-end ou en deux soirées consécutives de 5h35 et 4h les mercredis et jeudis
durée 11h05
adaptation et mise en scène de Julien Gosselin / Cie Si vous pouviez lécher mon cœur
traduction de Roberto Amutio
avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Tiphaine Raffier
scénographie d’Hubert Colas assisté de Frédéric Viénot
création musicale de Guillaume Bachelé et de Rémi Alexandre
création lumières de Nicolas Joubert
régie lumières de Nicolas Joubert et d’Arnaud Godest
création et régie vidéo de Jérémie Bernaert et de Pierre Martin
création et régie son de Julien Feryn
costumes de Caroline Tavernier assistée de Angélique Legrand
Crédit photos © Simon Gosselin