Une Mouette d'après Tchekhov, Mise en scène d'Elsa Granat © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française
© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Une Mouette : les héros tchékhoviens tombent le masque

En s’appropriant l’œuvre la plus jouée du dramaturge russe, Elsa Granat s’insinue dans les failles de chaque personnage pour mieux les libérer de l’image dans laquelle la société les à figés jusqu’aux vertiges, jusqu’à l’hystérie.

Flamboyante, incandescente, Arkadina (immense Marina Hands) brûle les planches. Elle peut tout jouer : l’amoureuse naïve, la vieille dame acariâtre. De Moscou, où elle vit, aux villes de province, où elle triomphe, elle s’impose comme l’une des plus grandes comédiennes de son temps. Son rôle le plus fragile, c’est celui de mère. Non qu’elle n’aime pas son « tout petit » Kostia (troublant Julien Frison), mais elle est incapable de lui offrir l’attention qu’il réclame. Seul son frère Sorine (Sankary Bakaré, tout en retenue) fait le lien entre ces deux êtres qui se comprennent si mal.

En plongeant dans le passé de l’héroïne tchékhovienne par excellence, Elsa Granat interroge le théâtre lui-même, tout autant que la pièce de Tchekhov. Elle s’affranchit du cadre pour mieux explorer la psyché dysfonctionnelle des personnages. Dans ce monde où les hommes sont des enfants qu’il faut sans cesse rassurer, trois femmes luttent contre l’asservissement de leurs sentiments amoureux, cherchent à dépasser l’impérieuse nécessité d’aimer — quitte à sombrer dans l’excès, la démesure, l’hystérie.

Mères, amantes, filles ou sœurs, elles se battent et se débattent dans les rôles qu’on leur a assignés dès la naissance. Rongées par le feu de la passion, les névroses et la peur du désamour, tant l’homme est inconstant, elles puisent en elles, dans les profondeurs de leur âme, les armes pour tenter de maîtriser les emballements de leur cœur. Combattantes de l’amour superficiel, c’est dans leurs tripes qu’elles trouvent la rage de vivre, malgré la fragilité sentimentale de ces messieurs.

Légères, humaines, terriblement vivantes, Marina Hands, Adeline d’Hermy et Julie Sicard sont le cœur vibrant de la mise en scène et de l’adaptation d’Elsa Granat. Fidèle à la trame de Tchekhov, s’appuyant sur la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, la metteuse en scène ne cherche pas à actualiser le texte, mais à lui offrir une forme d’intemporalité. Car au-delà de l’histoire, c’est le théâtre lui-même qui est ici le véritable sujet.

Toutes trois incarnent des comédiennes : l’accomplie, la débutante et celle qui préfère rester dans l’ombre. Arkadina brille, Nina est à l’orée de sa carrière, Macha erre dans les coulisses. Elles donnent chair aux mots des hommes qu’elles aiment jusqu’à l’aliénation et l’abandon de soi. Toutes ont renoncé à l’idée d’un retour. Et en brûlent jusqu’à l’abnégation.

Arkadina use de l’ironie pour garder près d’elle Trigorine (épatant Loïc Corbery), malgré ses infidélités. Nina sacrifie sa jeunesse et sa vie. Macha, son couple et son enfant. L’amour ne sauve pas — il assujettit. Et pourtant, prisonnières des élans de leur cœur, tels de solides roseaux, elles plient jusqu’à l’aliénation, mais ne rompent jamais.

Face à elles, les hommes sont aveugles. Ils n’existent qu’à travers le regard et l’amour des femmes. Le naïf Trigorine, d’abord touchant, se révèle méprisant après avoir conquis Nina et résisté aux foudres sarcastiques d’Arkadina. Le trop sensible Kostia cherche désespérément à être aimé par une mère qui ne voit en lui qu’un caillou dans sa chaussure — et par une Nina qui rêve d’un autre. Quant à Sorine, le frère esseulé, il n’a jamais trouvé l’amour et vit à la marge du monde, sans vraiment y appartenir.

En décalant le propos de Tchekhov, Elsa Granat imagine une mise en abîme du théâtre, moins attendue mais d’une grande lucidité. Ce n’est plus seulement Arkadina qui craint d’être remplacée par Nina sur scène et dans le cœur de son amant : c’est le métier même d’actrice qui est ici interrogé. Reléguant au second plan les tourments des auteurs — le reconnu et celui qui rêve de révolutionner l’art dramatique — elle réinscrit La Mouette dans une perspective résolument féminine, et en dépoussière les derniers relents sexistes.

L’idée est brillante, la troupe remarquable. Pourtant, le texte résiste. Tchekhov n’a pas dit son dernier mot et laisse à cette Mouette un goût d’inachevé, de déséquilibre. Mais on peut espérer qu’avec le temps, elle finisse par prendre son envol.


Une mouette d’après Anton Tchekhov
La Comédie-Française – Salle Richelieu
Place Colette
75001 Paris
Du 11 avril au 15 juillet 2025
Durée 2h30


Adaptation et mise en scène d’ Elsa Granat
Traduction d’ André Markowicz et Françoise Morvan
Avec Julie Sicard, Loïc Corbery, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Adeline d’Hermy, Julien Frison, Marina Hands, Birane Ba, Dominique Parent et de l’académie de la Comédie-Française : Édouard Blaimont et Blanche Sottou
et Abel Bravard, Noam Butel, Sandro Butel, Marcus Grau : Tréplev enfant (en alternance)
Gabrielle Christophorov, Jeanne Mitre, Robin, Suzanne Morgensztern, Olympe Renard : Macha enfant (en alternance)
Dramaturgie de Laure Grisinger
Scénographie de Suzanne Barbaud
Costumes de Marion Moinet
Lumières de Vera Martins
Son de John M. Warts
Assistanat à la mise en scène – Laurence Kélépikis

et de l’académie de la Comédie-Française :Assistanat à la mise en scène – Aristeo Tordesillas, Assistanat à la scénographie – Anaïs Levieil, Assistanat aux costumes : Aurélia Bonaque Ferrat

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