Le soleil brille sur les berges du lac Léman. Les Lausannois sont de sortie et profitent du beau temps pour investir le Théâtre de Vidy, sa terrasse, son café et son restaurant. Au menu de ce mois d’avril, trois propositions très différentes, qui démontrent la vitalité du lieu et de la création.
Lenz : un théâtre surréaliste au féminin pluriel

En entrée, les deux jeunes artistes Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni, tout juste sorties de La Manufacture de Lausanne, plongent dans l’univers singulier et les états d’âme troubles de Jakob Lenz. Elles adaptent l’œuvre de Georg Büchner avec un art du décalage délicieusement déroutant. Loin des montagnes vosgiennes, le poète allemand perd à nouveau pied. Ses tourments mélancoliques du XIXe siècle se confrontent à la pop d’aujourd’hui. Il n’est donc pas étrange d’entendre, au détour d’une de ses nombreuses errances en terre sauvage, le tube de Mylène Farmer, Désenchantée.
En s’emparant de la figure romantique du poète, les deux artistes s’amusent à le dissoudre dans un théâtre surréaliste, où le sens glisse, se dérobe, bifurque. Ainsi, sur scène, le texte de Büchner, grave et tourmenté, rencontre les gestes concrets, anodins, parfois absurdes des deux comédiennes. Le drame ne se joue pas là où on l’attend : il s’infiltre dans les creux, les ruptures, les bizarreries.
Les comédiennes incarnent ce décalage avec brio. Anne Tismer, figure emblématique du théâtre allemand, apporte une présence énigmatique, oscillant entre ironie et intensité. Son interprétation, à la fois distanciée et profondément habitée, brouille les repères, rendant la folie de Lenz palpable sans jamais la nommer. À ses côtés, Luna Desmeules incarne une douceur rugueuse, presque animale. Ensemble, elles réécrivent Lenz au féminin, mais sans dogme, avec malice, distance, et une ironie douce-amère.
Ne cherchant pas à réécrire l’histoire ni à l’ancrer dans une réalité lucide et concrète, Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni en révèlent les zones d’ombre. En explorant les archives et en s’imprégnant des lieux mêmes du récit, elles offrent une perspective inédite, donnant voix aux femmes et à leur perception. Un théâtre de sensations, où le décalage devient langage, et où la folie s’exprime autant dans les silences que dans les mots.
Magie noire

En plat de résistance, Dorothée Munyaneza convoque Tituba, figure effacée de l’Histoire, esclave accusée de sorcellerie à Salem. Sur une scène quadrillée de néons aveuglants, elle surgit, vibrante, troublante. Accompagnée du musicien et musicologue britannique d’origine syrienne Khyam Allami, la danseuse-chanteuse incarne toutes les femmes rendues invisibles, toutes les voix tues, toutes les mémoires pillées.
Ses gestes sont précis, ciselés, presque incantatoires. Le corps se fait archive, rituel, mémoire vivante. Il est le réceptacle vibrant des spectres du passé, des femmes disparues, de l’amie Isabelle, partie trop tôt. La voix s’élève — parfois chuchotée, parfois criée — entre envolées d’oiseaux, chants lointains et récits fragmentés. Munyaneza ne raconte pas : elle traverse. Elle fait ressurgir la douleur, la magie et la résistance.
Le texte murmuré, la lumière crue, les silences pesants : tout concourt à créer une expérience sensorielle intense. On pense à des cérémonies oubliées, à des danses de survie. À des mots transmis d’une génération à l’autre, dans l’ombre.
Toi, moi, Tituba… est un uppercut poétique. Une œuvre habitée, furieusement libre, qui fait du théâtre un espace de mémoire et de feu.
Messe satanique

En dessert, Marie-Caroline Hominal et Markus Öhrn interpellent les morts à leur manière… forcément infernale. Cris stridents, hurlements de bêtes et lumières stroboscopiques transforment l’espace scénique en lieu d’ombres et de ténèbres. Portant des masques de squelettes, le musicien et les deux performeurs hantent l’espace tels des spectres venus de l’au-delà.
Dans la pénombre nappée de brume, côté jardin, le Suédois Markus Öhrn officie aux platines. Sa voix d’outre-tombe, sa gestuelle lente, rappellent certains rituels démoniaques. Il scande son adresse au public, évoque ses proches disparus et convoquent leurs esprits errants. Son métal rock, ses mouvements saccadés, ses corps possédés, le diable s’invite en scène, fait vibrer les murs et saturer les tympans.
Entre cérémonie funeste et transe satanique, le duo n’épargne pas son public, jusqu’à l’exaspération. Une manière bien singulière de faire entendre la dernière partition d’Andreas, un ami artiste de Markus Öhrn et de son frère Linus, liée au souvenir de leur grand-mère. Écrite sur son lit de mort, elle bouleverse par sa sombre intensité, sa surprenante sérénité — contrastant avec le reste de ce Requiem, entre outrance et émotion radicale.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Lausanne
Théâtre de Vidy-Lausanne
du 8 au 10 avril 2025
Lenz d’après l’œuvre de Goerg Büchner
Mise en scène, d’Éléonore Bonah
Traduction en français de Georges-Arthur Goldschmidt
Adaptation d’Éléonore Bonah & Maria Clara Castioni
Avec Luna Desmeules & Anne Tismer
Scénographie et costumes de Maria Clara Castioni
Lumière et régie lumière d’Édouard Hügli
Réalisation décor et costumes – Ateliers de la Comédie de Genève
Collaboration artistique — Michèle Pralong
Toi, moi, Tituba... de Dorothée Munyaneza
Musique originale Live Khyam Allami & Dorothée Munyaneza
Création costume de Stéphanie Coudert
Création et régie lumière – Marine Le Vey
Régie son
Camille Frachet
Requiem for Andreas
Invitation, initiatrice du triptyque – Marie-Caroline Hominal
Mise en scène de Markus Öhrn
Avec Markus Öhrn, Linus Öhrn & Marie-Caroline Hominal
Composition d’Andreas Catjar Danielsson