Dans la pénombre se dessine une silhouette féminine. Cambrée, sculpturale, gainée dans un justaucorps couleur chair, Nine Seropian, épatante, ouvre le bal avec ses faux airs de petite danseuse de Degas. Gestes syncopés, elle semble écartelée entre grâce et douleur. Jouant des déséquilibres, étirant ses muscles à l’extrême tout en empruntant aux insectes leurs gestuelles, elle habite une scène vide que seules les lumières — rouge sang, blanc immaculé ou noir ténèbres — de Thierry Dreyfus cisèlent avec finesse.
Le duo Eyal-Behar, de TOC en obsession

Rejointe par un danseur — matador piquant le sol de ses demi-pointes, signature de Sharon Eyal — qui lui tourne autour, elle ne dévie pas de ses obsessions : des TOC (troubles obsessionnels compulsifs) qui la rongent de l’intérieur. Amour, passion ou harcèlement ? À chacun de se faire son idée. Puis, par grappes, un groupe se forme. Tendus comme des arcs, les neuf interprètes vibrent au rythme implacable d’un métronome électronique qui sert de base à la musique hypnotique d’Ori Lichtik.
Le style ne laisse aucun doute : Sharon Eyal et son complice Gai Behar sont de retour à Garnier, adaptant l’un de leurs hits chorégraphiques, OCD Love. Replongeant dans cette œuvre inspirée du poème du slameur américain Neil Hilborn, le duo revisite sa propre grammaire pulsionnelle et orchestre magistralement cette nouvelle partition hypnotique au souffle contenu, au battement nerveux, rebaptisée pour l’occasion Vers la mort.
Étrange autant que glaçante, la danse de l’Israélienne parle des tourments de l’âme, de ces tempêtes qui tournent en boucle derrière des visages fermés. S’inspirant des TOC, des trépidations, contractions et répétitions qu’ils infligent au corps, elle imagine une danse pulsative. Les gestes semblent naître d’un muscle qui veut exploser, mais se retient. Tout est tension.
L’écriture est une montée en puissance. Les duos se croisent, se cherchent, se reflètent. Le groupe entre, et ça pulse. Les lignes se forment, se déforment. Et puis, comme toujours chez Sharon Eyal : soudain, rideau. Brutal. Net. Comme une phrase coupée avant la fin.
Mats Ek entre ironie et chaos

Avec Appartement, Mats Ek plonge dans la vie, ses banalités, ses excès, ses tragédies. Entre ses mains, le quotidien s’embrase. Un bidet devient partenaire sensuel. Un fauteuil blanc dévore son homme. Des aspirateurs valsent comme des soldates domestiques. Et tout cela danse avec une humanité crue, vibrante, déformée.
Le plateau se découpe en tranches d’intimité que le rideau de scène, répété à l’envi, délimite. Un salon, une cuisine, une salle de bain. Les personnages entrent, sortent, s’effleurent. C’est burlesque autant que poignant. Les pas de deux s’enchaînent, souvent furtifs, mais parfaitement esquissés. On ne sait pas si c’est de l’amour, de vagues souvenirs, ou des fantômes qui hantent la banalité de la vie. C’est tout cela à la fois.
Mats Ek chorégraphie les psychoses domestiques comme personne. Ses corps sont accidentés, ses gestes rageurs, ses intentions limpides. Et pourtant, au milieu du tumulte, quelque chose de tendre, de fragile, affleure.
Deux mondes, deux folies, mais un seul vertige
Eyal travaille dans la lumière crue de l’obsession. Ek, dans les ombres d’un quotidien détraqué. Et c’est justement de ce contraste que la soirée trouve sa force. Le minimalisme sensuel de l’une se frotte à l’exubérance débraillée de l’autre. Les TOC d’Eyal rencontrent les névroses d’Ek. Ensemble, ils tracent une cartographie troublante de l’humain.
Le Ballet de l’Opéra de Paris, engagé corps et âmes, embrasse ces extrêmes avec panache. C’est une soirée qui dérange, qui émeut, qui laisse des traces. Et qui, surtout, rappelle à quel point la danse peut être un cri – élégant, absurde, viscéral.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Sharon Eyal / Mats Ek
Palais Garnier
du 27 mars au 18 avril 2025
Vers la mort
Chorégraphie de Sharon Eyal
Co-création – Gai BeharMusique d’Ori LichtikLumières de Thierry Dreyfus
Appartement
Chorégraphie de Mats Ek
Musique de Fleshquartet
Décors et costumes de Peter Freiij
Lumières d’Erik Berglund
Avec les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris