Comment est né le Festival À Corps, et comment s’inscrit-il dans la programmation du TAP ?
Raphaëlle Girard : Le festival est né il y a 31 ans de l’initiative d’Isabelle Lamotte, une enseignante passionnée à l’université de Poitiers. À l’origine, c’était une rencontre de pratiques amateurs, de danseurs étudiants venus du monde entier, et il s’appelait alors FAC en Accords majeurs. Avec le temps, et notamment grâce à Jérôme Lecardeur, mon prédécesseur, il a trouvé son équilibre entre créations étudiantes et spectacles professionnels. Aujourd’hui, cette mixité est au cœur de l’ADN du festival.

Cette année, pour ma première édition en tant que directrice, j’ai voulue prolonger cette vision — et même la pousser plus loin. Nous présentons 25 spectacles, dont 13 créations amateurs et 12 professionnelles, pour un total de 32 représentations. Le tout enrichi de 17 rendez-vous gratuits : films, échauffements collectifs, journées d’étude, rencontres… et fiestas, bien sûr !
Qu’avez-vous voulu insuffler à cette édition ?
Raphaëlle Girard : Un regard, une énergie, une exigence. J’ai suivi plusieurs fils : la fête, mais aussi un engagement politique, artistique et humain. J’ai été très touchée par des œuvres qui interrogent notre époque, nos normes, nos corps.
Prenons DEUX MILLE VINGT–TROIS de Maguy Marin : une œuvre coup-de-poing, un cri. Plus théâtrale que chorégraphique, cette pièce évoque l’urgence face à la brutalité du monde. Ou encore Losing It, de la chorégraphe gazaouie Sama Wakim et de la musicienne Samar-Haddad King : un duo bouleversant qui nous parle de vie, de guerre, et de la force de danser malgré les bombes.
Nous accueillons aussi le Collectif ÈS, récemment nommé à la tête du CCN d’Orléans, qui propose About Lambada, une pièce à la fois joyeuse et politique, qui relie la chute du mur de Berlin et le tube de la lambada — un clin d’œil dansé aux rapprochements entre peuples, aux corps en mouvement comme vecteurs de liberté.
Vous évoquez aussi une volonté de casser les stéréotypes dans cette programmation ?

Raphaëlle Girard : Oui, avec des artistes qui bousculent les normes. C’est le cas de Silvia Gribaudi, qui incarne avec humour un corps libre, hors des standards, et qui est d’ailleurs à l’affiche de notre visuel cette année.
Mais aussi à travers des spectacles portés par des artistes en situation de handicap. Je pense au bouleversant Corps Inouïs de Sébastien Laurent, un portrait sensible du jeune Carl, danseur en situation de handicap mental. La pièce donne à entendre sa voix, aux côtés d’acteurs, musiciens et danseurs. C’est une œuvre profondément humaine, où l’on découvre un Carl lumineux, libre, habité.
Et puis il y a Alice Davazoglou, porteuse de trisomie 21, qui signe Danser ensemble. Pour cette première chorégraphie, elle a invité dix chorégraphes renommés — Michaël Philippeau, Gaëlle Bourges, Alban Richard… — à devenir ses interprètes. Elle renverse les rôles avec autorité et délicatesse : c’est elle qui mène la création, elle qui trace la ligne artistique. Et c’est magnifique.
Vous souhaitez aussi mettre l’accent sur la jeunesse ?

Raphaëlle Girard : Absolument. Ce festival, c’est aussi un espace de transmission. La jeunesse ne danse pas juste pour le plaisir — elle danse parce qu’elle a quelque chose à dire. C’est ce que révèle Dogs de Michel Schweizer, porté par cinq jeunes danseurs professionnels qui racontent leur parcours, leurs doutes, leurs colères.
Michel travaille aussi avec 35 jeunes amateurs dans VIVANT !, une création chorale autour de l’amour, qui ne sera présentée qu’une seule fois, ici à Poitiers. Là encore, la parole est au cœur. Et ce qui est bouleversant, c’est que ces jeunes parlent d’amour autrement. Leurs mots ne ressemblent pas à ceux de ma génération, et tant mieux. Leur regard est précieux.
Le festival se déploie aussi hors les murs du TAP, non ?
Raphaëlle Girard : En effet, nous ne sommes qu’un des trois coorganisateurs, avec l’université et le Centre d’Animation de Beaulieu, berceau historique de la danse à Poitiers. Le festival rayonne dans toute la ville : dans les maisons de quartier, sur les places publiques, au campus, au Confort Moderne, au TAP cinéma…
Rebecca Journo, artiste associée au TAP — qui n’était encore jamais venue à Poitiers — présentera Les amours de la pieuvre au Confort Moderne, et L’Épouse et La Ménagère au TAP. Elle travaille, en collaboration avec le plasticien Mathieu Bonnafous, sur la féminité, le trouble, le double — j’avais à cœur de lui donner une belle place.
Et pour ceux qui aiment le cinéma, on propose Maguy Marin – Urgence d’agir, un film de David Mambouch autour de Maguy Marin, ainsi que Dancer in the Dark de Lars von Trier.
Et la fête dans tout ça ?
Raphaëlle Girard : Indispensable ! Le festival ouvre avec un bal géant, La Nuit des danses, sur le campus, et se termine avec À Corps Party !, un dancefloor assuré par la DJ Lüdmila Stardust. Parce que la danse, c’est aussi ça : du plaisir, du partage, des corps vivants, ensemble.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival À Corps
TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers
du 9 au 17 avril 2025