Vous souvenez-vous du moment où l’art vivant est entré dans votre vie ?
Mathieu Coblentz : C’est un souvenir diffus, revenu bien plus tard. J’avais une dizaine d’années. Je jouais du violon sur une scène, celle d’une MJC. Je ne me souvenais plus de cette sensation, de ce premier contact avec le plateau. Il m’a fallu du temps pour comprendre combien cela avait compté. Mon parcours, pourtant, n’était pas artistique au départ. J’ai étudié l’histoire, la philosophie, puis je suis devenu conférencier. L’écriture est arrivée ensuite. J’ai monté un premier petit spectacle. On m’a dit : « Tu as de l’intuition, mais aucune technique. » C’est ainsi que j’ai frappé chez Claude Mathieu.
En quoi cette formation a été importante ?

Mathieu Coblentz : J’y suis resté trois ans. C’est là que j’ai rencontré Claude (Mathieu), bien sûr, mais aussi Jean Bellorini, qui m’a mis en scène pour la première fois. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à m’asseoir pour regarder les autres jouer. Beaucoup. Longtemps. Et c’est peut-être cela qui m’a donné le goût de la mise en scène. Observer, apprendre par l’œil et par l’oreille. Ensuite, j’ai joué. Et surtout, j’ai fait de la technique, j’ai été régisseur, vidéaste, collaborateur artistique. J’ai accompagné des projets lyriques, du théâtre, en France, à l’étranger… Une vie de l’ombre, au service des autres, mais formatrice, essentielle.
Quelles ont été vos autres grandes aventures ?
Mathieu Coblentz : Pendant près de dix ans, j’ai travaillé à la Cartoucherie, au théâtre du Soleil. Toujours dans des rôles différents, au gré des équipes et des aventures. Et puis un jour, j’ai eu quarante ans. J’ai senti qu’il était temps de porter une parole. Je revenais d’un spectacle monté en Russie par Jean Bellorini – Kroum, l’ectoplasme – un projet merveilleux. J’ai eu cette pensée toute simple : « Mieux vaut un petit chez soi qu’un grand chez les autres. »
C’est ainsi qu’est né le Théâtre AMER…
Mathieu Coblentz : Oui. J’ai toujours eu envie de raconter des histoires. Pas seulement d’interpréter des personnages. J’ai voulu créer des récits comme j’aurais aimé en voir. Fahrenheit 451 a été le premier spectacle. Le théâtre AMER s’est d’abord installé dans le Finistère-Sud, là où je vivais, avant de rejoindre Lorient. Et tout s’est fait à rebours. Ce sont les soutiens nationaux qui sont venus en premier, puis la région. Le lien local a mis plus de temps. Ce n’est pas grave. C’est tout un chemin, mais qui pour moi a du sens. Je ne serais pas qui je suis aujourd’hui, si je n’étais pas passé par là.
Quel a été le déclic qui vous a fait franchir le pas de la mise en scène ?

Mathieu Coblentz : Il y a une scène qui me revient. J’étais à l’opéra de Versailles. Jean Bellorini était en Russie. Il fallait remonter Erismena de Francesco Cavalli, un opéra que nous avions déjà créé. J’ai notamment fait répéter une des chanteuses, qui reprenait le rôle principal. Il y avait cinquante personnes, une machinerie d’une beauté folle… et je me suis senti à ma place. C’était une révélation douce, mais nette. J’ai mis vingt ans à me sentir légitime. Mais ce jour-là, j’ai compris que je savais parler à une équipe, parce que j’avais exercé chacun des métiers que je sollicitais. C’est une forme d’horizontalité à laquelle je tiens beaucoup.
C’est un parcours assez atypique ?
Mathieu Coblentz : Il n’y a pas d’école pour cela. J’ai appris dans la rue, dans les théâtres, sur les plateaux d’Avignon, dans les CDN, dans les opéras. J’ai beaucoup circulé. Et j’ai été profondément marqué par la manière de penser d’Ariane Mnouchkine. Là-bas, on n’invite pas les gens à venir voir un spectacle, mais à partager un moment de vie. À donner de leur temps. Cela oblige. Cela engage. Cela nourrit.
D’où ce goût du collectif…
Mathieu Coblentz : Oui. J’ai d’abord beaucoup exploré. Mais aujourd’hui, j’ai besoin de fidélité. Nous travaillons actuellement Le Roi Lear, avec l’équipe de Fahrenheit 451. Ils sont sept au plateau. Nous créerons la pièce en octobre, au Théâtre du Soleil, pour quatre semaines. C’est un luxe immense. Il y a dans cette équipe une énergie qui me porte. Le moteur n’est pas uniquement artistique. Il est profondément humain. C’est ce qui me donne le courage d’imaginer des projets parfois un peu démesurés, mais pleins de nécessité.
Vous présentez au Théâtre-Paris Villette, Peter Pan de Barrie. Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter cette œuvre ?
Mathieu Coblentz : J’avais envie de m’essayer à un exercice de style. Je n’avais encore jamais abordé de spectacles destinés au « jeune public ». J’ai proposé ce projet au festival Théâtre à Tout Âge, à Quimper. Et très vite, Peter Pan s’est imposé. Parce que c’est une figure du théâtre. Il suffit d’une ampoule, d’un rideau, d’un corps pour faire naître une ombre, une île, un monstre. C’est aussi une manière de revenir à un théâtre plus archaïque, plus sensoriel, plus dépouillé. Nous avons beaucoup travaillé avec des enfants. Ils nous ont montré que l’attention se mérite, se gagne. Il faut déployer une poésie visuelle et sonore. Le moindre geste devient essentiel.
Et tout cela avec seulement trois comédiens au plateau…

Mathieu Coblentz : Oui, ils chantent, jouent, manipulent. Il n’y a pas de régisseur plateau, ils font tout eux-mêmes. Nous avions des contraintes fortes. Le volume, le temps de déploiement, le budget… Et c’est dans cette contrainte que nous avons trouvé notre liberté. Nous avons travaillé avec des tissus, des hauteurs, des effets de surprise. Et beaucoup de son. J’écoute la scène comme une partition. Le théâtre, pour moi, est une affaire d’oreille autant que d’œil.
On sent une lecture très personnelle du conte. Plus grave, peut-être.
Mathieu Coblentz : Peter Pan, ce n’est pas seulement l’enfance. C’est le temps. L’impossibilité de vieillir. La peur de mourir. Le crocodile, c’est la mort qui rôde. Crochet, c’est l’homme adulte qui refuse le passage du temps. Peter, lui, est une figure inquiétante. Il est amnésique, narcissique, cruel. Il tue ceux qui grandissent. Ce n’est pas une fable innocente. C’est un conte philosophique, qui dit quelque chose de notre époque.
Votre spectacle semble adresser un message clair aux enfants, différent de celui qui émane du dessin animé de Disney ou du long-métrage de Steven Spielberg ?
Mathieu Coblentz : Nous leur disons : ne restez pas des enfants. Grandissez. Pas pour renier l’enfance, mais pour lui donner des outils. Pour changer le réel. Il me semble que l’imaginaire n’est pas une fuite. C’est une force d’action. Un levier.
Et Wendy ?
Mathieu Coblentz : C’est pour moi, la véritable héroïne. Le roman s’appelle Peter and Wendy, pas Peter Pan. C’est Wendy qui imagine Peter. C’est elle qui part, et c’est elle qui revient. Elle comprend qu’il faut rentrer. Qu’il faut devenir adulte. Elle montre un chemin. Une transformation. Une maturité. Et c’est peut-être ce qu’il faut retenir : il ne s’agit pas d’oublier l’enfance, mais d’apprendre à la porter avec nous.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Peter Pan d’après l’œuvre de Sir James Matthew Barrie
Création le 9 novembre 2023 à L’Archipel de Fouesnant
Tournée
13 au 28 avril 2025 au Théâtre Paris-Villette
traduction d’ Yvette Métral (Flammarion, 1981)
mise en scène, adaptation, scénographie de Mathieu Coblentz
collaboration artistique, lumière, scénographie de Vincent Lefèvre
dramaturgie de Marion Canelas
avec Judith Périllat, Florian Westerhoff et Jo Zeugma
création sonore de Nicolas Roy
régie son de Clément Combacal & Simon Denis
création musicale de Jo Zeugma
costumes de Sophie Bouilleaux-Rynne
décor, accessoires de Jérôme Nicol
construction – Philippe Gauliard