Jean-Paul Bordes - Les promesses - Thomas Kruithof
Dans "Les Promesses", film de Thomas Kruithof © DR

Jean-Paul Bordes : Un hymne à la joie et au bonheur du théâtre

Quarante et un an de carrière, plus de soixante-dix pièces au compteur, le comédien est actuellement impérial dans Les mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, adapté et mis en scène par Renaud Meyer prolongée jusqu’au 10 juillet, un beau prétexte pour tracer le magnifique parcours de cet homme délicieux.

C’est au Poche Montparnasse, quelques heures avant la représentation, que nous retrouvons Jean-Paul Bordes. Dans la petite salle, étendue sur la rangée de fauteuils la magnifique toile de Marguerite Danguy des Déserts, où sont dessinées les contrées traversées par Hadrien, qu’il est en train d’humidifier. « Pour qu’elle garde sa souplesse et ne souffre pas ».

Les Mémoires d'Hadrien - Jean-Paul Bordes - Renaud Meyer © Alejandro Guerrero
Dans « Les Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar, adapté et mis en scène par Renaud Meyer © Alejandro Guerrero

Le comédien est un véritable Parisien, né dans le 15ᵉ arrondissement. « Ma grand-mère tenait une épicerie avenue Secrétan, dans le 19ᵉ. Je viens d’un milieu modeste. » C’est de son père qu’il hérite sa passion pour la scène. Après la guerre — bien avant la naissance de Jean-Paul —, ce dernier devient directeur de scène dans un music-hall où l’on donne des revues, Les Capucines, situé en face de l’Olympia. Il renonce à sa carrière pour devenir représentant de commerce. « Son rêve, c’était de gagner beaucoup d’argent pour pouvoir s’acheter un théâtre. »

Loin des boulevards, il passe son enfance à la campagne, à Lamorlaye, près de Chantilly. « Je me souviens que je dessinais des rideaux rouges et des bonshommes au milieu ! ». Et l’un de ses jeux préférés est de mettre sur son pick-up La vie Parisienne d’Offenbach, en faisant jouer assiettes, couteaux et verres. À six ans, son père l’emmène voir No, No, Nanette au théâtre Mogador. Il a encore le programme. « Je me souviens des femmes en rose et des lumières des rampes. » C’est là que naît sa passion pour le musical et l’opérette.

Après que son père ai été victime d’un grave accident, La famille rentre en région parisienne et s’installe à Levallois-Perret. L’occasion pour lui de découvrir L’Aiglon de Rostand au Châtelet, dans la mise en scène de Jacques Sereys. Michel Le Royer y remplace Pierre Vaneck. « J’avais neuf ans. J’en avais plein les yeux, plein les oreilles. Je me suis identifié au duc de Reichstadt. » Voilà, ce sera comédien. Lycéen à Pasteur, il fréquente le club théâtre, passe son bac « pour rassurer la famille », mais il n’ira pas plus loin.

Jean-Paul Bordes - Roméo et Juliette - Négroni © DR, collection privée
Dans « Roméo et Juliette » de Shakespeare, mis en scène de Jean Négroni (1986) © DR, collection privée

Il suit les enseignements de Julien Bertheau, ancien sociétaire de la Comédie-Française et s’inscrit au concours de la Rue Blanche, aujourd’hui l’ENSAT, et du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique dont il est recalé. Mais, il est accepté à la Rue Blanche dans la section Régie-administration. « Cela a été une année de joie ! ». Ses copains d’alors se nomment François Chesnais, qui fut directeur de l’action artistique de l’Adami, Frédéric Monfort, qui dirigera le Cours Florent et Frédéric Jérôme, toujours directeur du Casino de Paris et des Folies Bergères. Même s’il se régale, il regarde « les élèves acteurs avec envie ». Il retente alors le concours d’entrée au Conservatoire et y est admis. 

À la fin des années 1970, le conservatoire a décidé de scinder son enseignement. L’apprenti élève doit choisir entre celui dit Traditionnel et l’autre appelé Moderne. Trop jeune pour en saisir la nuance et poussé par les conseils de son ancien professeur, il choisit le premier. Malheureusement, il tombe dans la classe de Robert Manuel. Et, très vite il comprend qu’il s’est trompé. Les professeurs se font la guerre par élèves interposés.

Le jeune homme découvre que les deux grands mentors de la section Moderne, Michel Bouquet et Antoine Vitez, auraient aimé l’avoir dans leur classe. Que faire ? Jacques Rosner qui dirige le Conservatoire à l’époque lui suggère de repasser le concours, seul moyen de pouvoir changer de section. Un camarade plus expérimenté, Didier Bourdon, lui déconseille, car tous ceux qui ont tenté cette option ont été recalés. « Alors, je suis resté et j’ai découvert la haine ! La même que j’ai retrouvée vingt ans plus tard à la Comédie-Française. »

Michel-Ange - Jean-Paul Bordes © Chantal Depagne/Palazon
Dans « Michel-Ange ou les fesses du bon Dieu » de Jean-Philippe Noël © Chantal Depagne/Palazon

Lorsqu’il sort du conservatoire en 1983, le jeune homme de vingt-trois ans, part pour un an faire son service militaire. Dès son retour à la vie civile, grâce à sa passion pour le chant et la danse, il trouve des engagements dans le musical, avec Mam’zelle Nitouche aux Bouffes Parisiens. Il enchaîne avec Orphée aux enfers d’Offenbach, mis en scène par René Dupuy, adapté par un certain Jean-Michel Ribes, au Théâtre Fontaine. « On était des jeunes fous, Luis Rego, Jacques Haurogné, Pierre Reggiani, Vincent Vitoz… La vedette Jacques Fabbri était dépassée par nos conneries ! » Son professeur de comédie au conservatoire, Teddy Billis, le prévient que Jean Negroni l’attend pour un rendez-vous. Le théâtre fait son entrée.

Celui qui fut un inoubliable Robespierre dans la pièce de Robert HosseinDanton et Robespierre, travaillait pour Guy Vassal et son Théâtre National des Cévennes et cherchait son Roméo pour la pièce de Shakespeare. « Après notre entretien, je lui dis que je rêverais de passer l’audition, il me répond, pas besoin, c’est vous ». Il a vingt-six ans et « sa » Juliette, comme il la nomme, en a dix-sept, c’est Coraly Zahonero. À partir de là, « le théâtre s’est enchaîné. J’ai eu beaucoup de chance ».

Il y a d’abord, ce qu’il nomme « les années marseillaises » avec Marcel Maréchal, le fondateur de La Criée – Théâtre National de Marseille (1981-1994). « Il n’avait pas de troupe à proprement parler, mais il était fidèle. J’étais un peu devenu son acteur fétiche, comme Baron l’était pour Molière ! ». Il démarre avec L’école des femmes, suivront Dom JuanLe mariage de FigaroMaître Puntila et son valet MattiLa PaixLes Paravents. Il y a surtout sa prestation dans le rôle-titre de Tartuffe, qui lui vaut la reconnaissance de ses pairs et de la critique. Le journaliste Jean-François Josselin lui consacre une demi-page dans le Nouvel Obs qu’il titre : « A star is Bordes ! »

« C’était l’âge d’or du subventionné ! Il se souvient de la tournée du Dom Juan, incarné par Pierre Arditi, qui a mené la troupe sur les routes des pays de l’Est en 1989. « On arrive à Prague, le gouvernement communiste venait de tomber. Il y avait une ambiance folle qui rappelait au doyen de la troupe qui avait travaillé avec Jouvet, la liesse de la Libération de Paris. On arrive à Berlin, le mur tombe. À Skopje en Macédoine, c’était une autre ambiance et on n’a pas fait la Roumanie ! Ce qui est certain c’est que le public avait autre chose à faire que de voir un Molière joué par des Français ! »

Jean-Paul Bordes et son âne Mado © JPN
Avec Madeleine dit Mado © JPN

Comme il en fait l’expérience, le lien entre le maître et l’émule se doit d’être coupé. Après les Claudel au Rond-Point, Jean-Paul Bordes poursuit sa route. « Je dois à Marcel mes plus belles années de théâtre subventionné. » lI enchaîne au Havre puis à l’Odéon, avec Le Pélican de Strindberg, mis en scène par l’ancien assistant de Planchon, Alain Milianti avec sa meilleure amie Christiane Cohendy. En 1993, Gérard Caillaud, qui dirigeait alors les Mathurins et connaît un grand succès avec Les Palmes de Monsieur Schutz, lui demande de remplacer Stéphane Hillel dans Pierre Curie. « Et là, certains me disent : Oh non, pas toi ! » La guerre entre le subventionné et le privé était vive. Puis il est à l’affiche du théâtre national de la Colline dans Les journalistes de Schnitzler mis en scène par Jorge Lavelli.

lI va ensuite connaître un immense succès dans La puce à l’oreille de Feydeau avec Jean-Paul Belmondo, dans le personnage de Camille. Celui qui a un défaut de prononciation qui l’empêche de dire les consonnes. « Tous les soirs Jean-Paul partageait, heureux pour moi les ovations que le public me faisait. Je ne l’oublierai jamais ».

C’est Jorge Lavelli qui pensera à lui, pour interpréter l’aumônier dans Mère Courage de Brecht qu’il montait à la Comédie-Française. L’administrateur de l’époque, Jean-Pierre Miquel signe son engagement. « J’avais quanrante ans. Je suis entré en même temps que Guillaume Gallienne. Le comité voulait ma peau, je suis parti au bout de deux ans ». Il rebondit. On le retrouve au Théâtre 14 dans Le Dindon, mis en scène par Anne DelbéeLa Jalousie de Sacha Guitry, au côté de Michel Piccoli dans une mise en scène par Bernard Murat, et Retour au Désert de Bernard Marie Koltès, avec Marie-Christine Letort, mis en scène par Jean de Pange.

Jean-Paul Bordes - Lectures aux animaux © Richard Marizy
Avec Christelle Reboul au festival « Lectures aux animaux » © Richard Marizy

Puis arrive la grande aventure d’I do ! I do !, la comédie musicale de Tom Jones et Harvey Schmidt, adaptée par Stéphane Laporte et mise en scène par Jean-Luc Tardieu avec Manon Landowski. Si le spectacle connut un grand succès, deux nominations aux Molières, il lui coûta son appartement. Tout était au nom de sa compagnie, le « producteur » a « disparu » en déposant le bilan, lui laissant les dettes à régler. En racontant cette triste expérience, il cite René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Il ajoute, « on fait des métiers faits de rêves donc on n’est pas toujours lucide pour ce qui touche à l’argent ».

Sa belle étoile veille sur lui. Il rencontre le compagnon de sa vie, le journaliste Jean-Philippe Noël qu’il suit dans la Sarthe. « Depuis qu’il est tout petit, son étendard est la cause animale. La campagne a changé ma vie. Sœur de théâtre, Pascale Bordet, lui permet d’avoir un pied-à-terre à Paris ». Dans leur havre de paix, Le Petit Bas Beaumont, ils cohabitent Mina, la chatte, deux ânes, Madeleine et Cyprien et deux chèvres, Colette et Willy qui ont remplacé les poules. « Elles devaient être notifiées au guide du routard des Renards à la rubrique les meilleures poules de Gréez-sur-Roc ». Un jour, il découvre à côté des ânes, une brebis égarée, venue de nulle part et non référencée. Juliette fait maintenant partie de la maison. Chaque week-end de la Pentecôte, Jean-Paul et Jean-Philippe organisent au logis de Moulins-Saint-Rémy du Val, Lectures aux animaux, un festival littéraire autour de l’animal.

Sa plus grande fierté est d’avoir pu monter la pièce de son compagnon, Michel Ange et les fesses du bon Dieu. Après Les Chinois de Murray Shigal (1997), c’est sa deuxième mise en scène. Le spectacle obtient trois nominations, dans la catégorie du meilleur second rôle pour Jean-Paul Comart et François Siener et, suprême reconnaissance, meilleur auteur francophone vivant pour Jean-Philippe Noël

De caractère naturellement amical envers les gens, il a adoré ce qu’il nomme ses « années Adami ». En tant que membre de la commission dramatique, il a pu ainsi « aider des artistes, soutenir passionnément les futurs spectacles des autres ». Cette année, il se présente pour être membre du conseil d’Administration. Pour quelqu’un qui souhaitait prendre sa retraite, il n’arrête pas.

Il y a d’abord Comme il vous plaira de Shakespeare, mis en scène par Léna Bréban. « Je ne voulais pas le faire, car ma mère était sur la fin de sa vie. Nous l’avions installée près de nous à la campagne et je voulais profiter d’elle. Léna m’a rassuré et permis de vivre ces moments. Maman est morte huit jours après la première, dans les bras de Jean-Philippe, à 99 ans. » Excellent dans cette prestation de vieux domestique, il obtient à nouveau d’être nommé aux Molières dans un second rôle.

Jean-Paul Bordes - JJ Annaud © DR, collection privée
En pause, dans le rôle du général Gallet, durant le tournage de « Notre-Dame brûle », de Jean-Jacques Annaud © DR, collection privée

Et arrive Les mémoires d’Hadrien, projet auquel il ne peut dire non. « Je connais Renaud Meyer depuis l’époque du Français. J’ai joué dans sa pièce Zelda et Scott (ndlr le rôle d’Hemingway) avec ma grande amie Sara Giraudeau (ndlr rencontré sur Colombe d’Anouilh). Pendant le confinement Renaud m’appelle et me dit : J’ai pensé à toi, j’ai adapté Les mémoires d’Hadrien. Jean-Paul en parle à Stéphanie et Philippe Tesson pour le Poche Montparnasse. À l’époque, Jacques Weber en avait le projet donc, ce n’était pas envisageable. Ce dernier abandonnant l’idée, Stéphanie leur ouvre les portes du Poche, ils commencent le 6 juin 2024. « Un triple débarquement ! Celui de nos alliés de l’époque, celui d’Hadrien et le mien, car c’est aussi mon anniversaire ! ». Ce qui lui a porté chance.

Pour finir, cet éternel optimiste cite une phrase de René Char qu’il aime : « Signe ce que tu éclaires, non ce que tu assombris ».


Les mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar
Poche Montparnasse
75 boulevard du Montparnasse
75006 Paris
Jusqu’au 10 juillet 2025.
Durée 1h10.

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