Dès les premières secondes, on est happé. Le vrombissement sourd d’un hélicoptère traverse la salle, et avec lui, une tension presque physique. Pas encore de danse, mais déjà le cœur bat plus vite. Angelin Preljocaj ne prévient pas, il propulse. Il embarque dans les airs, au cœur d’un orage sonore et lumineux. En réunissant une pièce de répertoire et une création dans un même programme, il compose une soirée double, magnétique, où les deux œuvres — courtes (45 minutes chacune) — se répondent, se heurtent et se prolongent.

Pas de transition, pas de préambule explicatif. On entre dans le vif. Helikopter, conçue en 2001 sur la partition vertigineuse de Stockhausen — enregistrée en vol réel en 1995 par le Quatuor Arditti — projette six danseurs dans la mécanique infernale des hélices. Tantôt pâles, tantôt rouages, en patrouille ou en solo, ils donnent corps à la machine. Le plateau, strié de lignes blanches, vibre sous l’impact. La musique est stridente, jusqu’à l’ivresse. Et pourtant, dans ce chaos organisé, l’écriture rigoureuse de Preljocaj garde la maîtrise. Le geste est net, le plateau virtuose.
De la mécanique à l’hypnose
Précision millimétrée, gestes acérés, contrepoids suspendus : les interprètes affrontent le vacarme avec une concentration presque mystique. Leur virtuosité n’est jamais démonstrative. Elle s’exprime dans la retenue, dans la clarté de l’intention. Ils tracent des trajectoires nettes dans un tumulte visuel et sonore. Tout ici respire la griffe Preljocaj : rigueur, verticalité, tension.
Puis, au cœur de la tempête, une archive s’invite. Un fragment de mémoire : Stockhausen en conversation avec Preljocaj, filmés par Olivier Assayas. Deux architectes du vertige. Une respiration, avant le glissement.
Une réponse d’aujourd’hui
Licht s’ouvre en douceur, mais porté par le même souffle. Des couples se forment, des trios s’esquissent. Les partitions semblent identiques, parfois se répondent — mais toujours légèrement décalées, comme des variations infimes. Cette nouvelle création pour dix danseurs prolonge la première : mêmes angles, mêmes tensions. Peu à peu, la grammaire change. La musique de Laurent Garnier pulse discrètement, les corps se délient. Douze interprètes apparaissent, vêtus de lycra coloré. Ce n’est plus un affrontement, mais une traversée. La danse devient plus ample, plus sensuelle, tout en gardant la précision qui fait la force de Preljocaj.

Et là encore, la virtuosité fascine. Le groupe se meut avec une fluidité saisissante, sans perdre en intensité. Les lignes s’entrelacent, les corps s’effleurent. Le geste gagne en chaleur. Puis, comme une bulle inattendue, surgit le refrain de Change Your Heart, tube pop des Korgis. Les danseurs, faussement nus, parés de bijoux, évoquent des Adam et Ève électro, doux et lumineux. La scène devient temple, utopie charnelle. La danse s’ouvre à une autre dimension : collective, joyeuse, presque naïve. Et pourtant, la densité demeure. Le public ne regarde plus : il respire avec eux.
Une signature chorégraphique affirmée
Ce que réussit ici Preljocaj est une alchimie rare de transformer la tension en élévation. Il commence Licht dans la continuité de Helikopter, puis fait glisser le langage vers une autre syntaxe. Le vocabulaire reste, mais le souffle change. Preljocaj aime ces ponts entre répertoire et création. Il ne juxtapose pas, il fait dialoguer. Il invente un espace de circulation, où les œuvres se répondent, s’enrichissent. Et ses interprètes, portés par cette écriture si identifiable, révèlent à chaque instant leur excellence. Ils dansent pour dire. Pour transmettre.
Helikopter / Licht est plus qu’un spectacle : c’est une expérience sensorielle et émotionnelle, une pièce de corps et de souffle.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Helikopter (2001) / Licht (2025) d’Angelin Preljocaj
Création
10 avril au 3 mai 2025 au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, Paris
Durée 1h30
Tournée
13 au 17 mai 2025 au Pavillon Noir, Aix-en-Provence
3 juin 2025 au Théâtre La Colonne, Miramas
6 juin 2025 Théâtre Olympia, CDN de Tours, dans le cadre du festival Tours d’Horizons
11 au 14 juin 2025 à La Criée, Théâtre national de Marseille
24 au 26 juillet 2025 à l’Amphithéâtre Châteauvallon, Ollioules, dans le cadre du Festival d’été de Châteauvallon
30 et 31 juillet 2025 au Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence
Helikopter
Commande Biennale nationale de Danse du Val-de-Marne 2001
Musique de Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’ interprétée sur la bande par Le Quatuor Arditti
Avec Liam Bourbon Simeonov, Clara Freschel, Mar Gomez Ballester, Paul-David Gonto, Lucas Hessel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Beatrice La Fata, Yu-Hua Lin, Florine Pegat-Toquet, Valen Rivat-Fournier, Leonardo Santini
Scénographie de Holger Förterer
Lumières de Patrick Riou
Costumes de Sylvie Meyniel
Licht
Musique originale Laurent Garnier
Avec Liam Bourbon Simeonov, Clara Freschel, Mar Gomez Ballester, Paul-David Gonto, Lucas Hessel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Beatrice La Fata, Yu-Hua Lin, Florine Pegat-Toquet, Valen Rivat-Fournier, Leonardo Santini
Lumières Éric Soyer
Costumes Eleonora Peronetti
Vidéo Nicolas Clauss
Extraits issus de STOCKHAUSEN – PRELJOCAJ / DIALOGUE filmé par Olivier Assayas (MK2TV, 2007)