Le metteur en scène, qui a dirigé le Théâtre du Peuple de Bussang, la Comédie de Saint-Étienne/CDN et le Théâtre de l’Aquarium, a toujours aimé, à côté des grandes formes, concevoir des spectacles techniquement légers destinés à faire sortir le théâtre de ses murs et aller à la rencontre de tous les publics. Sa nouvelle création, Exploits Mortels, « grâce à un dispositif scénique approprié et modulable, techniquement autonome, peut s’installer partout dans la Cité : sur un plateau de théâtre, bien sûr, mais aussi et surtout dans une salle associative, un centre social, un Ephad, un établissement scolaire, etc. »
Un héritier de la décentralisation

« Enfant de l’école républicaine (où j’ai découvert le théâtre), j’ai grandi dans cet esprit du théâtre public pour tous, de la démocratisation culturelle » : un théâtre qui souhaite aller au-devant des gens qui n’osent pas franchir le seuil d’un théâtre, pour « leur donner l’envie d’en pousser un jour la porte. » Dans le droit fil de la tradition des tréteaux reprise par un Jean Dasté et les hérauts de la décentralisation d’après-guerre (et que tant d’artistes aujourd’hui réinventent à leur manière). « C’est la seule manière constructive, et joyeuse – artistiquement parlant, si on ne se contente pas toujours du même public (forcément vieillissant), d’œuvrer à ce qu’il y ait autant de diversité dans les salles que dans la société. »
« Une machine à re-jouer avec les publics »
François Rancillac a développé beaucoup de projets hors les murs, déjà à l’époque de la Comédie de Saint-Étienne avec son binôme, Jean-Claude Berruti. Il a ainsi conçu de nombreux spectacles pouvant être joués en appartement, dans les salles associatives, les écoles, les salles des fêtes des villages, etc. comme Modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres d’après Jonathan Swift, Cherchez la faute ! d’après Marie Balmary, Music Hall de Jean-Luc Lagarce, Projection privée de Rémi de Vos, Le saut de l’ange de Gilles Granouillet, Papillons de nuit de Michel Marc Bouchard, La route de Pauline Sales, etc.
Cette fois, le metteur en scène a choisi la pièce du Suédois Rasmus Lindberg (Dan Då Dan Dog), Exploits mortels (traduite par Marianne Ségol-Samoy), parce que « c’est le texte idéal pour rencontrer le tout public. Comme il est ici question d’une histoire de famille (gentiment dysfonctionnelle), elle s’adresse parfaitement aux jeunes autant qu’aux adultes. » Il connaît bien cet auteur dont il avait créé en 2013 Le mardi où Morty est mort au CDN de Montluçon puis à l’Aquarium. « J’adore cet auteur, qui a une telle liberté narrative, entremêlant les espaces et les temporalités – un vrai casse-tête pour le metteur en scène et les interprètes ! Et il a le chic (un peu comme Hanokh Levin) de savoir raconter la tragédie humaine avec un humour redoutable, à la limite de la farce. »
En immersion dans un établissement scolaire

Comme il l’avait déjà fait pour les créations de Zoom de Gilles Granouillet (en 2009 dans le cadre du festival Odyssées en Yvelines – qui a été annulé cette année pour cause de coupe budgétaire) et d’Impeccable de Mariette Navarro (en 2021, grâce au Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque), François Rancillac souhaitait pour Exploits mortels une résidence de création au sein d’un collège, afin de pouvoir associer au processus de création des élèves qui assisteraient chaque semaine à des répétitions (avec échanges critiques à la clef) et pourraient aussi s’approprier le texte lors d’ateliers de jeu.
C’est le Théâtre Victor Hugo de Bagneux (92) qui a heureusement répondu à l’appel, en mettant en relation le metteur en scène avec un professeur de français passionné de théâtre au Collège Henri Barbusse de la ville : « Nicolas Servissole fait partie de ces enseignant.es formidables qui se battent contre vents et marées pour provoquer la rencontre entre leurs élèves et les arts via des sorties au théâtre, au cinéma, au musée, via des ateliers de théâtre, etc. Notre générale d’Exploits mortels a eu lieu le 31 janvier, alors qu’on venait d’apprendre le gel du Pass’culture : il était effondré, tout ce qu’il avait prévu pour ses élèves pour les mois à venir tombait à l’eau ! »
Sur les routes de France et de Navarre…
Après la création au sein de ce collège de Bagneux, le spectacle est parti en tournée d’abord à Dijon, grâce à l’accueil formidable de l’Association Bourgogne Culturelle, dans le cadre de son festival A pas contés (accompagné par une dizaine de bénévoles chevronnés). Chaque jour, le spectacle a joué dans un lieu différent : dans un lycée professionnel (devant des jeunes qui voyaient du théâtre pour la première fois de leur vie), une MJC de quartier et un espace du « Village by Crédit Agricole » (mécène de l’ABC). Et chaque fois, le spectacle était représenté en journée pour des adolescents, en soirée pour un public adulte et familial. Deux publics donc, deux ambiances, un même succès.
Du théâtre de l’absurde à la sauce suédoise

Un soir, deux comédiennes se retrouvent au commissariat pour témoigner d’un accident de voiture mortel qui a eu lieu sous leurs yeux en pleine rue, devant un restaurant grec. Sous le regard apathique du policier d’astreinte, elles vont raconter comment un repas de famille à l’intérieur du restaurant a viré au drame… Disent-elles la vérité, affabulent-elles ?
Pour fêter les 50 ans de Maman, la famille était réunie au complet au restaurant : la cadette, Joséphine, tout en colère refoulée, qui avait décidé de venir ce soir-là juste pour régler ses comptes avec sa mère ; son frère Jonny qui, à trente ans, n’attend déjà plus rien de la vie, accompagné de sa petite amie, Katja, qui n’en peut plus de son dépressif d’amoureux ; May Lott, la grand-tante adepte de la méthode Coué. Il y a bien sûr le père désabusé, présent par devoir mais comme toujours aux abonnés absents. Et puis, il y a la reine de la soirée, la mère, un monstre d’égoïsme qui égrène les vacheries contre les siens à force d’aigreur et d’amertume. Tout dégénère et le règlement de comptes va être encore plus sanglant que celui d’O.K. Corral !
Une forme originale
L’écriture de Rasmus Lindberg, si vive et enlevée, s’inspire explicitement de la BD. Le castelet conçu par Raymond Sarti, tout simple en apparence, mais vraie boîte à malices, est ainsi entièrement dessiné en noir et blanc (construit par les élèves constructeurs du Lycée professionnel Jules Verne de Sartrouville), d’où ressortent les corps des deux comédiennes. Lesquelles, à elles seules, jouent les six membres de la famille, changeant de rôle de réplique en réplique : une partition diabolique de Lindberg, qui réclame une sacrée virtuosité ! « Il n’est pas question ici d’incarner des personnages, mais de les dessiner, les crobarder. Tout est ainsi « bricolé » à vue pour (se) jouer de l’illusion théâtrale et susciter l’imaginaire des spectateurs : Ce sont eux qui vont rêver ce repas catastrophique ! » Et cela fonctionne à merveille.

Aux manettes de ce récit déjanté, Léna Bokobza-Brunet et Christine Guênon, deux comédiennes exceptionnelles, qui n’ont eu de cesse de nous régaler. Dans le rôle du flic impassible, chargé depuis son bureau de prendre en note les dépositions, c’est le régisseur Florian d’Arbaud qui contrôle à vue la lumière et le son, avec quelques bruitages et chansons en sus. Il y a du Tex Avery dans ce spectacle insolite et si (cruellement) drôle.
Un avenir incertain
Cette très belle initiative arrive bientôt en Savoie, grâce à La Maison des Arts du Léman (Thonon-Evian), puis autour de Limoges avec le Théâtre de l’Union, CDN du Limousin, puis en mai au Collège Marie Curie des Lilas, grâce au Théâtre du Garde-Chasse (93). En espérant très fortement que la nouvelle tempête qui s’est abattue sur la culture n’empêche en rien François Rancillac et sa compagnie Théâtre sur paroles d’avoir les moyens de poursuivre ses projets de création et de transmission tout terrain – ce qui est, on le rappelle, plus que nécessaire aujourd’hui. Vital même, car comme Jean Vilar le martelait : « Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin. Le théâtre est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l’eau, l’électricité. »
Marie-Céline Nivière – Envoyée spéciale à Dijon
Exploits mortels de Rasmus Lindberg
Créé le 03.02.25 au Collège Henri Barbusse, avec le Théâtre Victor Hugo de Bagneux
Spectacle vu le 20.02.25 à Dijon au Village by Crédit Agricole, avec l’ABC
Durée 50mn.
Tournée
8 au 10 avril 2025 en itinérance avec la MAL de Thonon – Scène Conventionnée (74).
16 au 18 avril 2025 en itinérance avec le Théâtre de L’union – CDN de Limoges (87)
20 au 12 mai 2025 au Collège Marie Curie, avec le Théâtre du Garde-Chasse – Les Lilas (93)
Mi janvier 2026 au Théâtre Dunois – Paris (75)
Mise en scène : François Rancillac
Avec : Léna Bokobza-Brunet, Christine Guênon et Florian d’Arbaud
Scénographie : Raymond Sarti
Conception son, régie générale et son : Florian d’Arbaud
Chansons composées par Bernard Cavanna