Au Théâtre national de Strasbourg, il suffit de franchir les portes pour sentir vibrer le pouls d’une ville multiculturelle et plurielle : couloirs animés, rires, retrouvailles, jeunes et moins jeunes de tous horizons et de toutes origines se mélangent joyeusement. Depuis quelques jours, la maison vibre à l’occasion des Galas, un événement pensé comme une grande fête du théâtre ouverte à toutes et tous.
L’idée est simple : ouvrir l’institution à de nouveaux publics, montrer l’envers du décor, créer des ponts entre professionnels et amateurs. Ainsi, durant une dizaine de jours, la programmation rassemble des artistes qui ont créé des récits avec des personnes dont la vie n’avait encore jamais rencontré les plateaux. Au vu des salles combles, le pari semble réussi.
Valentina : grandir entre deux langues

En ouverture de cette première édition, Caroline Guiela Nguyen présente Valentina, un conte contemporain qui puise sa source dans les rencontres que l’autrice et metteuse en scène a eues avec les membres de Migrations Santé Alsace. L’association s’est donnée pour mission d’aider au mieux les migrants et réfugiés dans leur parcours de santé, souvent empêchés par la barrière linguistique. Elle a donc mis en place un réseau d’interprètes permettant de faire le lien entre patients et professionnels médicaux. Un sujet d’autant plus brûlant qu’il met en lumière une violence institutionnelle trop fréquemment tue ou ignorée.
Convaincue de la force du théâtre et de la fiction, la directrice des lieux s’empare de cette matière documentaire, mêle avec ingéniosité mythe et réalité, et signe une fable contemporaine où mensonges et croyances engendrent un miracle. Ici, pas de prince, de château ni de vilaine sorcière, mais une forêt qui abrite, sous une coupole de verre, un cœur imputrescible. C’est son histoire que la voix d’Adeline Guillot raconte. Tout commence non loin de Buracest. Valentina, gamine de neuf ans, doit quitter sa patrie et son père pour accompagner en France sa mère malade.
Surfant avec le pathos sans jamais y sombrer, Caroline Guiela Nguyen tisse des liens entre l’intime et l’universel, le surréalisme et l’absurde, où l’enfant devient, malgré elle, le trait d’union entre sa mère et un système de soins totalement abscons et insensible. Valentina, par amour, apprend la langue à une vitesse folle et prend en charge, à hauteur d’enfant, la lourdeur administrative et médicale des adultes, quitte à se noyer dans des mensonges tous plus abracadabrantesques les uns que les autres.
Un monde à la limite du crédible

Comme toujours chez l’autrice et metteuse en scène, le spectacle se situe à la frontière du réalisme. Par souci de dramaturgie, elle joue avec les stéréotypes : la médecin pressée qui n’a pas le temps de s’appesantir, la directrice d’école conciliante (trop), etc. Mais, et c’est la grande force de ce spectacle, en choisissant la forme du conte, elle capte l’attention des ados et des adultes, et les entraîne dans un univers girly et mystique, chargé de mille références, dont celle de la Vierge voilée de Giovanni Strazza ou des images vidéo vieillies rappelant les films muets de vampires.
Par ailleurs, la présence bouleversante des acteurs amateurs, pour la plupart issus de la communauté roumaine de Strasbourg, donne corps et chair à l’œuvre. Aux côtés des professionnels, ils apportent au plateau une fragilité sincère, sans chercher à lisser l’émotion. Ce sont les silences, les hésitations, les regards échangés entre Angelina Iancu et sa propre mère sur scène qui font vibrer cette histoire d’exil unique autant que pluriel. Empruntant au feuilleton une forme de sentimentalisme exacerbé, Caroline Guiela Nguyen touche à l’humain. Et ça fonctionne : la salle debout salue la prestation.
Un programme éclectique et vivant
Après cette mise en bouche qui fait office de plat de résistance, d’autres propositions composent une mosaïque qui fait le grand écart entre performance musicale, installation théâtrale et grande kermesse, célébrant l’œcuménisme d’une ville définitivement tournée vers l’Europe et le monde. Ainsi, Joël Pommerat reprend Marius, spectacle créé en 2019 avec des détenus de la maison centrale d’Arles, Claire Lasne Darcueil signe Je suis venu te chercher, une traversée participative mêlant témoignages d’habitants et la danse, en collaboration avec Kaori Ito, et Maxence Vandevelde (artiste pluriel fidèle des créations de Julien Gosselin), questionne, avec le soutien du Centre des Récits, dans un espace fait de néons et de meubles en bois, le beau et les émotions intimes des personnes des quartiers Ouest de Strasbourg.

Les formes varient, les résultats aussi, mais l’intention reste claire : placer l’humain au centre du projet, faire entendre des voix singulières, inviter les amateurs à partager la scène sans complexe. Claire Lasne Darcueil imagine une fiction où un jeune homme noir part en quête de ses origines paternelles alsaciennes. Autour des deux jeunes comédiens professionnels – Salif Cissé et Lisa Toromanian -, qu’elle a connus au CNSAD, quand elle en était la directrice, elle fait graviter une vingtaine de femmes et d’hommes porteurs de blessures enfantines, de fêlures, mais qui, dans l’autre, ont trouvé la force de s’émanciper de leurs démons. Fragile, faute d’une dramaturgie plus tenue, le récit se perd dans les pas de deux et les références politiques, plaquées sans vrai lien avec le reste.
Plus cérébral et plastique, Lucarne Année #1 plonge dans l’âme des Strasbourgeois et tout particulièrement des Strasbourgeoises. Qu’ils ou elles viennent d’ici ou d’ailleurs, d’Inde, du Maghreb ou d’Asie, toutes et tous portent en eux un fragment de vie, une anecdote qui, en les additionnant, fait récit. Plus kaléidoscopique que linéaire, cette création est un rêve qui permet à l’esprit de s’égarer sans pour autant se perdre. C’est beau et vibrant !
Le théâtre pour tous
Avec Les Galas, le TNS confirme son ambition d’être un théâtre citoyen, un lieu ouvert, accueillant, ancré dans la réalité de son territoire. En multipliant les passerelles entre la création professionnelle et les habitants, l’institution strasbourgeoise bouscule ses habitudes et invente une nouvelle façon d’habiter son théâtre. À Strasbourg, depuis quelques jours, le théâtre rassemble et se vit !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Les Galas du TNS
TNS – Théâtre National de Strasbourg
1 avenue de la Marseillaise
67000
du 23 avril au 3 mai 2025