L’impression laissée par la lecture de Hewa Rwanda, Lettre aux absents, à mi-chemin de l’édition 2025 des Zébrures de Printemps, suffit à rappeler le rôle rempli par les Francophonies depuis plus de quarante années maintenant : donner voix à des récits « décentrés », porter des subjectivités sous-représentées au plateau, penser différemment certains déséquilibres et en rectifier d’autres, tout en convoquant la langue française dans la diversité de ses possibles.
Ces visages qui voudraient encore parler

C’est une photo de famille, qui passe du noir et blanc à la couleur, puis, de nouveau, de la couleur au gris. Avec elle, le souvenir d’un père, d’une mère, de petits frères et petites sœurs. On croirait parfois que l’image va bouger, que cet enfant, saisi dans un début de course, va s’enfuir du cadre. Bien sûr, il n’en est rien. Le destin de la famille a été scellé en 1994, comme ceux de 800 000 autres innocents, dans ce qui constitue le génocide le plus destructeur depuis celui des Khmers rouges au Cambodge.
À l’avant, Dorcy Rugamba lit, éclairé par une petite lumière. À Cour, le musicien Majnun sort bientôt du silence pour réchauffer le texte de quelques arpèges de guitare électrique. En 1996, l’orphelin revient pour la première fois à Kigali, dans la maison d’enfance où, le premier jour du génocide, on a massacré sa famille. « Tends bien l’oreille : il n’y a personne », se souffle-t-il à lui-même. Dans le silence, les souvenirs reviennent, les caractères de chacun avec. Le père, Cyprien Rugamba, haut fonctionnaire rwandais, poète, anticolonialiste au cœur, qui se rangera plus tard dans les rangs de l’église — un contresens politique pour le fils. La mère, Daphrose, lumineuse institutrice et fervente catholique. Puis ces neuf frères et sœurs, sans doute promis à de grands avenirs, puisque c’est une famille illustre.
Parfois, on croirait entendre des accents de réalisme magique dans cette peinture d’une dynastie hors du commun. La langue de Dorcy Rugamba emporte, bouleverse d’intelligence, saisit au cœur, mais jamais à la déloyale. Deux fois, l’auteur se poste devant l’écran et regarde ces visages qui voudraient encore parler. C’est sans doute parce qu’il est le seul à pouvoir encore le faire pour eux qu’il choisit aussi bien ses mots.
Un festival connecté au monde

Samedi 22 mars — jour de lutte contre le racisme et le fascisme, la coïncidence n’est pas anodine — ce texte splendide venait clore une journée de Francophonies qui faisait entendre des échos de Suisse et d’Haïti. Dans Une vénus de 5743 ans, la suisso-slovaque Olivia Csiky Trnka dépeint la lente dérive d’une résidente d’Ehpad. Elle étrille au détour la situation critique de ces établissements de soin, plus de deux ans après le scandale Orpea. Sur scène, Laurence Mayor donne un mélange d’humour énervé et de mélancolie crépusculaire à cette vieillarde pas aussi folle qu’elle en a l’air.
Dans On ne part pas en guerre avec une vie qui danse !, Phannuella Tommy Lincifort met en scène l’échange imaginaire entre une jeune Haïtienne et son enfant avorté, fruit d’un viol collectif. Manière d’évoquer la brutalité qui accable l’île caribéenne, ses gangs qui sévissent dans les rues et la violence subie par ses femmes, dans la lignée d’autres écritures haïtiennes passées par les « Franco ». C’est certain, Limoges est encore bien connectée au monde.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Limoges
Les Zébrures de Printemps
Les Francophonies des écritures à la scène
du 17 au 29 mars 2025
CCM Jean Gagnant
7 Av. Jean Gagnant
87000 Limoges