Physique d’athlète, regard ténébreux, sourire ravageur, il semble né pour la scène. Chez lui, tout est viscéral. Valentin de Carbonnières habite ses rôles avec une intensité rare, une présence magnétique qui fait vibrer ses personnages jusque dans leur chair. Jason dans M comme Médée d’Astrid Bayiha, imposteur en quête d’identité dans L’Invention de nos vies de Karine Tuil, ou encore Philippin famélique dans Miss Nina Simone, il se transforme, métamorphose sa voix, sculpte son corps pour épouser chaque partition. « J’ai appris que je pouvais tout jouer. Avec du travail, je pouvais être un jeune premier, un salaud, un type drôle, un héros ou un antihéros. Ce métier, c’est l’art du possible. »
Une vocation née du refus

Fils de deux comédiens, il refuse d’abord cette destinée. « Jamais de la vie, je ne serai comédien », répétait-il, exaspéré par ce milieu fantasque et ses excès. Avant d’embrasser la scène, il goûte à la vie autrement : BTP, nuits parisiennes, flair bartending, études d’histoire de l’art. « Je voulais être Indiana Jones, jusqu’à ce que je comprenne que le métier d’archéologue, c’était surtout passer des heures, courbé à tenter de déterrer minutieusement, dans des conditions souvent précaires, des objets enfouis depuis des siècles. J’ai déchanté et j’ai commencé à vivre la nuit. Je jonglais avec des bouteilles derrière le bar pour amuser la galerie… Et puis un jour, j’ai pris conscience que je préférais raconter des histoires autrement. »
L’apprentissage du théâtre est un chemin semé d’humiliations et d’échecs. « J’ai toujours été le moins bon, mais j’ai toujours voulu comprendre comment être meilleur », confie-t-il. Conservatoire du 10ᵉ, Enfants Terribles, Cours Florent… Il encaisse, observe, travaille. Il se souvient d’un moment décisif : « Christian Crozet m’a arrêté en pleine scène et m’a lancé : “Il ne se passe rien. Qu’est-ce qu’on fait ?” J’ai paniqué. Il a ajouté : “Est-ce que tu as déjà fait quelque chose dont tu es fier ?” J’ai regardé mes mains. J’ai compris qu’il fallait que je m’accroche à ça. Et tout a changé. »
La consécration du jeu

Avec Sept Morts sur ordonnance, il trouve un rôle à la hauteur de son intensité. « Jouer un homme qui a existé, sentir sa famille dans la salle, recevoir des messages du neveu du docteur Berg… Ça bouleverse à jamais. » L’incarnation prend une autre dimension, le comédien devient passeur de mémoire. Il expérimente alors cette alchimie rare où la fiction rejoint la réalité, où le jeu n’est plus un simple artifice, mais un devoir d’émotion et de transmission.
Dans Les Liaisons dangereuses, il incarne un Valmont félin, insidieux, ravageur. Pourtant, Arnaud Denis lui reproche son manque de perversité. « Toi, tu es fondamentalement bon », lui lance le metteur en scène. Loin de le contrarier, l’observation l’électrise : alors, comment faire ? Comment débusquer en soi cette part d’ombre, ce frisson trouble, ce vertige du pouvoir et de la séduction destructrice ? La réponse est là, en lui, enfouie dans les méandres de son jeu, prête à éclore, mais Valmont est plus qu’un simple libertin manipulateur. Il est un homme en proie à ses contradictions.
« On croit qu’il est le grand méchant de l’histoire, mais il est surtout piégé par son propre jeu. Il est vaniteux, il refuse de perdre la face. Mais il est profondément touché par Tourvel. Il veut aimer, mais il ne sait pas aimer. » Un rôle vertigineux qui, selon lui, « résonne encore aujourd’hui, parce qu’il pose la question de ce qu’on est prêt à sacrifier par orgueil, par amour. »
Des rencontres entre privé et public

Chaque expérience forge son parcours, mais certaines collaborations le marquent plus que d’autres, comme celles avec Christiane Cohendi, Michel Fau ou Mathieu Bertholet. Avec Pascal Légitimus, François Berléand et Mathilde Seigner, il découvre un autre registre, plus léger, mais tout aussi exigeant. « Jouer du boulevard avec lui, c’était incroyable. Il a cette intelligence du rythme, ce sens de la précision comique. Travailler à ses côtés m’a appris qu’un bon timing vaut parfois plus qu’une grande tirade. »
Francis Huster, le pousse dans ses retranchements lors de leur collaboration sur une pièce qui aurait pu ne jamais voir le jour à cause du Covid. « Avec lui, j’ai compris ce que signifiait être seul sur scène. Il m’a appris à ne pas avoir peur du vide, à construire une présence qui va au-delà des mots. Il m’a aussi prouvé qu’on pouvait répéter seul une pièce entière et rencontrer son partenaire pour la première fois le jour de la première. »
Une autre rencontre a marqué son parcours. Elle a même été décisive. C’est avec Astrid Bayiha, une artiste avec laquelle il partage une forte complicité créative. « Elle m’a fait grandir », confie-t-il. Il joue sous sa direction dans M comme Médée, une relecture contemporaine d’Euripide où il prend un immense plaisir. Mais c’est surtout Je suis bizarre qui le bouleverse profondément : « Une déflagration sur l’intersexualité. Une pièce magnifique, essentielle. »
Aujourd’hui, il passe de l’autre côté et s’apprête à mettre en scène Strange Fish, le prochain seul en scène de l’autrice, comédienne et mise en scène. Une nouvelle aventure qui l’enthousiasme. « J’adore la mise en scène, mais je manque de temps avec mon métier de comédien. Je ne pouvais pas refuser ce projet si puissant avec Astrid. »
Un théâtre sans frontières
Perfectionniste, insatiable, le comédien ne se contente pas d’enchaîner les rôles. Il cherche. La beauté du texte, la vérité du geste, la profondeur du silence. Il s’émerveille de tout, du théâtre subventionné au boulevard, des grandes tragédies aux tours de magie pour enfants. « Il y a un théâtre pour chacun, tout peut nous apprendre quelque chose », affirme-t-il avec une curiosité insatiable.
Loin des effets de mode et des facilités du métier, il avance, porté par une exigence folle et un désir de surprendre. « Je veux faire vibrer, donner du bonheur, provoquer des émotions. Et surtout, repartir à zéro à chaque fois. » S’il sait jouer de sa plastique et de son charme, Valentin de Carbonnières est avant tout un artisan du plateau, un comédien de l’instinct… une bête de scène !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les Liaisons dangereuses d’après Choderlos de Laclos
Comédie des Champs-Élysées
15, av Montaigne
75008 Paris
À partir du 20 septembre 2024, du mercredi au samedi 21h, dimanche à 16h
durée 1h45
Adaptation et Mise en scène d’Arnaud Denis
avec Delphine Depardieu, Valentin de Carbonières, Salomé Villiers, Michèle André, Pierre Devaux, Marjorie Dubus et Guillaume de Saint-Sernin
Collaboration artistique – Georges Vauraz
Décors de Jean-Michel Adam
Costumes de David Belugou
Lumières de Denis Koransky
Musique de Bernard Vallery