Au sol, un carré blanc délimite l’espace scénique. Des mots illisibles sont inscrits devant les boîtes à rythme du guitariste Pierre Durand. Micro à la main, Cécile Garcia Fogel, vêtue d’une ample chemise blanche et d’un costume noir, arpente le plateau. Muette, elle cherche le premier mot. Pas question de rater son entrée en matière. Puis, d’une traite, rapide, sans accroc, la première phrase brise le silence. Elle sera suivie par tant d’autres. Une fois libéré, le flux de parole, telle une chute ou un torrent, est quasi incessant.
Une comédienne en transe

Corps vibrant, regard en tension, la comédienne s’empare des mots de Patrick Bouvet avec fièvre et fougue. Paru en 1999 aux éditions de l’Olivier, In Situ est son premier texte. Il porte les stigmates des premiers jets, leur beauté brutale. Pour leur donner vie au plateau, il ne suffit pas de les jouer, il faut accepter d’être traversé par cette étrange litanie où les mots se suivent, se dépassent et s’entremêlent pour laisser entrevoir le chaos du monde. Ici, pas ou peu de jolies phrases, mais plutôt des idées qui s’entrechoquent, qui explosent en mille éclats sans qu’il soit possible d’en restituer la forme originelle. L’écriture de l’ancien rocker est puissamment poétique, quasi incantatoire.
Assise par terre ou en mouvement, dans la salle ou sur scène, Cécile Garcia Fogel, intense comme toujours, en suit les étonnants méandres. Telle une combattante, elle l’affronte, le martèle, lui insuffle une dimension épique. Sa voix si singulière, tantôt brisée, tantôt tranchante, suit la pulsation du texte, ses syncopes, ses ruptures, sa matière heurtée. Entre mélopée et uppercut, elle fait surgir des images, des éclats de violence, des instants suspendus et donne à voir un monde qui vacille.
Accord parfait
Entre le musicien et la comédienne, la complicité est évidente. Elle saute aux yeux, tant les mots se conjuguent aux notes jusqu’au vertige. Les uns ne vont pas sans les autres pour former un tout détonant, âpre autant que poétique. Le duo embrase l’espace, l’un et l’autre jouant sur un fil. Comme en filigrane, à la manière d’un stroboscope, des images naissent dans l’imaginaire du spectateur pour aussitôt disparaître. Sans artifice, juste une guitare et une voix. Sorti de sa retraite à la demande de la comédienne, qui rêvait de retravailler avec lui, le metteur en scène, obsédé par ce texte depuis sa parution, lui donne corps, chair et sang.
Sombre poème

Poème magnétique et musical, In Situ met l’humanité, du jardin d’Eden à aujourd’hui, face à ses contradictions. D’une femme portant un couteau à des réfugiés traversant un désert aride pour fuir la guerre, en passant par Adam et Ève en quête de démocratie, Patrick Bouvet tisse un récit décousu et fragmenté qui préfère le tir d’images en rafale à une succession de tableaux ordonnés. Son écriture frappe, percute. Elle est intranquille, fracturée et dit tout de l’urgence du monde, qu’il soit d’hier, de demain ou d’aujourd’hui.
Porté par la performance hallucinée de Cécile Garcia Fogel, In Situ est un objet singulier, un uppercut qui laisse exsangue les uns et dépasse les autres. Ce théâtre à vif n’est pas à mettre entre toutes les mains. Il est un outil sensible autant qu’explosif, qui déroute autant qu’il fascine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
In situ de Patrick Bouvet
sprctacle créé le 23 mai 2023 au Théâtre de la Bastille, Paris
Reprise
du 3 au 15 mars 2025 aux Plateaux Sauvages, en partenarait avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
avec la complicité de Joël Jouanneau
avec Cécile Garcia Fogel
Guitare et composition musicale – Pierre Durand
Création lumière de Thomas Cottereau
Création sonore de Matthieu Reynaud