Pouvez-vous nous expliquer comment est né ce mouvement et pourquoi il est essentiel aujourd’hui ?
Estelle Picot-Derquenne : L’histoire de Scènes d’enfance s’inscrit dans une longue mobilisation du secteur. Elle prend son élan en 2015, à la suite de La Belle Saison, une initiative du ministère de la Culture dédiée à l’enfance et la jeunesse. Cet élan a permis de rendre visible une réalité qui existait déjà sur le terrain : une multitude d’artistes et de structures engagés dans la création pour le jeune public, mais avec des moyens souvent précaires.

Notre secteur a toujours été porté par une dynamique militante. Il trouve ses racines dès les années 1930, avec les mouvements d’éducation populaire, puis dans l’après-guerre, avec des initiatives issues du Conseil National de la Résistance. Mais paradoxalement, il a longtemps été perçu comme secondaire, comme une “annexe” du spectacle vivant. Pourtant, il est un véritable moteur de démocratisation culturelle.
Aujourd’hui, nous devons continuer à faire évoluer les mentalités. La création jeune public ne doit plus être vue comme un “premier pas” dans l’art, mais comme une forme artistique exigeante et à part entière. C’est l’un des messages que nous voulons porter avec Bright Generations – Générations lumineuses.
Pourquoi ce secteur maintenant extrêmement structuré a-t-il mis tant de temps à s’organiser ?
Estelle Picot-Derquenne : Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le jeune public ne correspond pas à une discipline spécifique : il englobe le théâtre, la danse, le cirque, la marionnette, la musique, et bien d’autres formes artistiques. Cela complique son inscription dans les cases administratives et budgétaires.
Ensuite, l’économie du secteur repose principalement sur la diffusion, avec peu d’aides à la production. On assiste souvent à un cercle vicieux : des spectacles aux formats réduits faute de budget, une faible reconnaissance institutionnelle, et donc un soutien limité qui ne permet pas de sortir de cette logique du “petit format”.
Enfin, il y a une méconnaissance des enjeux du jeune public dans les instances de décision. Les politiques culturelles ont longtemps été pensées en priorité pour les adultes, alors qu’on sait bien que les premières expériences culturelles jouent un rôle fondamental dans la construction d’un individu.
Vous organisez à Marseille “Bright Generations – Générations lumineuses” en partenariat avec le Théâtre Massalia et l’ASSITEJ international. Que représente cet événement ?

Estelle Picot-Derquenne : C’est un moment unique ! Nous allons accueillir des professionnels du monde entier, mais aussi célébrer un anniversaire important : les 60 ans de l’ASSITEJ, l’Association Internationale du Théâtre pour l’Enfance et la Jeunesse. Cette organisation est un acteur clé du spectacle vivant pour la jeunesse à l’échelle mondiale.
L’événement, soutenu par le ministère de la Culture, rassemblera 19 spectacles venus de cinq continents, 56 rencontres professionnelles, et de nombreuses opportunités d’échange. Ce sera un temps fort pour la création, la coopération et la mise en lumière des enjeux artistiques et politiques liés au jeune public.
L’événement est-il uniquement destiné aux professionnels ou le public peut-il aussi y assister ?
Estelle Picot-Derquenne : Bien que ce soit avant tout une plateforme pour les artistes, programmateurs et institutions, certains spectacles seront ouverts au grand public. Nous tenons à ce que les habitants de Marseille et les familles puissent aussi découvrir des créations venant du monde entier. L’art pour la jeunesse doit être visible, partagé et discuté.
Quels sont les défis majeurs du spectacle vivant jeune public aujourd’hui ?
Estelle Picot-Derquenne : Il y a d’abord un enjeu de reconnaissance et de financement. Tout le monde est d’accord pour dire que l’art pour la jeunesse est important, mais lorsqu’il s’agit d’investir des moyens, c’est souvent là qu’on réduit les budgets en premier.

Il y a aussi une vraie réflexion à mener sur l’accessibilité. En France, l’offre artistique jeune public est inégalement répartie. Dans certaines grandes villes, elle est dense et diversifiée, mais dans de nombreux territoires ruraux ou défavorisés, l’accès aux spectacles reste rare. Il est primordial que l’enfance et la jeunesse puissent être en contact avec des œuvres ambitieuses, quel que soit leur lieu de vie.
Enfin, nous devons travailler sur la diversité au sein des créations. Si les enfants sont naturellement d’une grande diversité sociale et culturelle, cette richesse se reflète encore trop peu sur les plateaux et dans les récits qui leur sont adressés.
Comment Scènes d’enfance agit-elle pour répondre à ces défis ?
Estelle Picot-Derquenne : Nous avons structuré un réseau régional solide, pour mieux connecter les acteurs du secteur et encourager la création à l’échelle locale. Nous avons aussi mis en place des événements phares comme Avignon Enfants à l’honneur, qui permet à 400 enfants de vivre une expérience immersive au Festival d’Avignon dans la cour du Palais des Papes. Voir cette jeunesse entrer dans le saint des saints théâtrale sur les trompettes de Maurice Jarre, a de quoi faire frissonne et émouvoir. Il faut le vivre une fois. Par ailleurs, nous organisons aussi le 1ᵉʳ juin des Écritures théâtrales jeunesse, une sorte de “fête de la musique” pour le théâtre jeune public.
Nous avons aussi lancé l’éthicomètre, un outil d’auto-diagnostic permettant aux compagnies et structures de questionner leur engagement en termes de diversité et d’égalité.
Enfin, nous avons soumis des propositions concrètes au ministère de la Culture. Nous sentons un intérêt grandissant pour ces enjeux, mais nous restons attentifs aux actes concrets qui suivront.
Quel regard portez-vous sur l’internationalisation du spectacle jeune public ?

Estelle Picot-Derquenne : C’est un enjeu essentiel. Certaines régions du monde sont bien plus avancées que nous sur des aspects comme l’inclusivité ou l’éducation artistique. Par exemple, les pays anglo-saxons ont développé une expertise remarquable sur l’accessibilité aux enfants en situation de handicap.
Notre rôle au sein de l’ASSITEJ est de favoriser ces échanges et ces apprentissages mutuels. Bright Generations va justement permettre de confronter différentes pratiques, de créer des passerelles entre les artistes, et de donner une visibilité internationale aux créations françaises.
Comment mobiliser les troupes avant “Bright Generations” ?
Estelle Picot-Derquenne : En leur disant, Venez ! Cet événement sera un moment unique de partage et d’inspiration. Il ne s’agit pas seulement de spectacles, mais d’une véritable réflexion sur la place de l’art dans l’éducation, sur l’avenir du spectacle vivant et sur notre responsabilité collective envers la jeunesse.
L’art pour l’enfance et la jeunesse ne doit pas être perçu comme une sous-catégorie, mais comme un véritable espace d’innovation, de transmission et de transformation sociale. C’est tout l’enjeu de Bright Generations : rassembler les forces vives de ce secteur et lui donner l’ampleur qu’il mérite.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Bright Generations – Générations lumineuses
Scènes d’enfance – ASSITEJ France
du 23 au 29 mars 2025