Dorothée Munyaneza © Pat Cividanes/Antro Positivo
Dorothée Munyaneza © Pat Cividanes/Antro Positivo

Dorothée Munyaneza : Une voix engagée de l’art vivant

À l’occasion des Cosmologies que lui consacrent la Maison de la Danse de Lyon du 18 au 28 mars, l’actrice, autrice et chorégraphe britannico-rwandaise revient sur son parcours, évoque ses origines rwandaises et son goût pour la langue de Kae Tempest. 

Dorothée Munyaneza : L’art a traversé mon enfance, s’est glissé dans mes jours et mes nuits sans que je le questionne. Ma grand-mère maternelle, qui vivait avec nous au Rwanda, chantait, racontait des histoires. Elle avait cette manière unique de dire les mythologies rwandaises, de faire vibrer les mots. Mes parents chantaient, dansaient. Tout cela était naturel. Je ne savais pas que l’art pouvait être un « métier ». C’était juste l’air que nous respirions.  

"umuko" de Dorothée Munyaneza © Patrick Berger
umuko de Dorothée Munyaneza © Patrick Berger

Et puis, il y a eu Londres. J’ai quitté le Rwanda à l’été 1994 avec mes parents, non pas comme une fuite, mais parce que ma mère travaillait déjà en Angleterre. Là-bas, j’ai rencontré Christine Sigwart. Une femme incroyable, qui a vu quelque chose en moi et qui m’a accompagnée. Elle m’a emmenée à la Jonas Foundation. Ça a été une révélation. J’ai compris que cette force intime qui m’animait pouvait devenir un langage universel. J’ai appris la musique, le chant, la performance. C’est devenu une nécessité. 

Dorothée Munyaneza : J’ai tout d’abord étudié la musique à la Jonas Foundation puis j’ai poursuivi à l’université de Canterbury tout en y suivant des cours en sciences sociales, avant de m’établir en France. En 2006, ma rencontre avec François Verret a été une étape charnière. Son approche de la danse contemporaine m’a ouvert de nouvelles perspectives et m’a poussée à envisager le corps comme un vecteur de mémoire et de résistance. Travailler avec lui sur plusieurs spectacles m’a donné la confiance et l’expérience nécessaires pour développer mon propre langage scénique.

Puis en 2011, lors de notre première résidence de travail pour la Création de Baron Samedi, le chorégraphe Alain Buffard nous a demandé de raconter une histoire personnelle afin de nous présenter aux autres artistes du projet. J’ai évoqué le Rwanda précolonial, la colonisation, et j’ai arrêté mon récit en avril 1994. Hlengiwe Lushaba Madlala, artiste sud-africaine qui faisait partie de l’équipe, s’est levée en larmes. Bouleversée, elle a pris conscience qu’au moment où l’Afrique du Sud célébrait la fin de l’Apartheid et les premières élections multiraciales, le Rwanda vivait le génocide des Tutsi.

Inconditionnelles de Kae Tempest - Dorothée munyaneza © Christophe Raynaud de Lage
Inconditionnelles de Kae Tempest – Dorothée munyaneza © Christophe Raynaud de Lage

Cet instant a été un déclic : j’ai compris que je devais raconter cette histoire, que les silences devaient être brisés. C’est ainsi qu’est né, en collaboration avec Nadia Beugré et Alain Mahé, Samedi Détente et, avec lui, mon engagement à créer mes propres spectacles.

Dorothée Munyaneza : C’est toujours la rencontre qui déclenche quelque chose. Une personne, un lieu, un regard, une énergie. Parfois, une idée germe en moi depuis longtemps, et soudain, quelqu’un lui donne corps. D’autres fois, c’est la rencontre elle-même qui fait naître l’idée.

Je suis traversée par mille influences. La musique, la littérature, la danse, le cinéma, la mode. J’aime observer comment les arts se répondent, comment une image, un son, un mot peuvent faire émerger une création.

Dorothée Munyaneza : J’ai voulu que ce soit une constellation, une manière d’inviter le public à circuler dans mon univers, mais aussi dans ceux qui me nourrissent. Il ne s’agissait pas seulement de présenter mon travail, mais de créer un dialogue entre différentes formes d’expression. Il y a la danse, bien sûr, mais aussi la musique, la littérature, le cinéma. J’ai convié des artistes dont le regard résonne avec le mien, qui interrogent le monde avec la même intensité. Cette « Cosmologie » est un espace où l’on peut entrer en résonance avec des sensibilités multiples, où l’on peut se perdre et se retrouver.

umuko de Dorothée Munyaneza ©Patrick Berger
umuko de Dorothée Munyaneza ©Patrick Berger

Dorothée Munyaneza : umuko est un arbre symbolique du Rwanda, porteur de sagesse et de spiritualité. Autrefois au cœur des traditions et croyances rwandaises, il a été progressivement effacé par la colonisation et l’imposition du christianisme. J’ai voulu réinscrire cet arbre dans la mémoire collective en lui donnant une voix à travers la danse et le chant de la jeunesse rwandaise.

Pendant plusieurs années, j’ai suivi les jeunes artistes qui participent à ce projet qui m’est si cher, observé leur manière d’habiter le monde, ressenti leur énergie. umuko est devenu un espace de transmission et de célébration, une manière de dire : « Nous avons une histoire précoloniale, nous avons une force, nous avons un avenir. » Je veux que cette pièce soit un hommage à leur talent, à leur éclat et à la puissance de notre héritage culturel.

Dorothée Munyaneza : Ma terre source. J’ai beau vivre en Europe depuis trente ans, mes racines plongent là-bas. J’y retourne pour me nourrir, pour retrouver ce qui m’ancre. Le Rwanda est un pays de renaissance. Il porte en lui ses cicatrices, mais aussi une force immense. Ce qui a été construit en trente ans est extraordinaire. L’espoir est revenu.

Inconditionnelles de Kae Tempest - Dorothée munyaneza © Christophe Raynaud de Lage
Inconditionnelles de Kae Tempest – Dorothée munyaneza © Christophe Raynaud de Lage

Dorothée Munyaneza : J’ai grandi à Londres sans connaître son travail. Et puis, un jour, Amandine Bergé de l’Arche Éditeur m’a tendu un livre : Hopelessly Devoted. Je l’ai lu dans le train et j’ai été foudroyée par cette écriture, ce rythme, cette urgence, cette humanité brute. Quand Amandine m’a proposé de le traduire, je n’ai pas hésité. J’ai eu besoin de m’y plonger, de me nourrir de la force de ses mots qui m’ont happée. Ça a été une expérience intense, un voyage au cœur de son univers.

Quand le Théâtre des Bouffes du Nord m’a proposé de le mettre en scène, j’ai dit oui après avoir longuement réfléchi. Inconditionnelles, c’est une histoire d’amour en milieu carcéral, une réflexion sur l’injustice, sur ces femmes souvent enfermées parce qu’elles ont été victimes avant de basculer de l’autre côté et d’être incriminées. J’ai voulu donner voix à ces invisibles, à ces existences habituellement effacées des scènes. Les quatre comédiennes sont issues de la diaspora. Ce n’est pas anodin. Trop souvent nos histoires sont racontées par d’autres. Ici, elles prennent toute leur place.  

Dorothée Munyaneza : C’est une nécessité. L’art est un miroir. Il doit réfléchir à la diversité du monde. Quand je crée, je pense toujours à celles et ceux qui regardent. Vont-ils se voir ? Se reconnaître ? Se sentir vu.e.s, entendu.e.es ? Mais je ne veux pas seulement parler de douleur. Je veux célébrer. Montrer la beauté de nos présences, la poésie de nos existences.  

Dorothée Munyaneza : L’art est un pont. Il nous relie. Il nous maintient vivant. Dans un monde dans lequel l’on érige tant de murs, il est l’espace où l’on se rencontre, où l’on se comprend.
L’art, c’est le souffle de l’humanité. Et nous devons continuer à le faire entendre. 


Cosmologies – Carte blanche à Dorothée Munyaneza
La Maison de la Danse
 8 Avenue Jean Mermoz
69008 Lyon


umuko de Dorothée Munyaneza
spectacle présenté le 3 et 4 juillet 2024 au Festival de Marseille
Durée 1h10

Tournée
18 au 19 mars 2025 à La Maison de la Danse

Direction artistique de Dorothée MunyanezaCie Kadidi
Avec Jean Patient Nkubana, Impakanizi, Cédrick Mizero, Michael Makembe, Abdoul Mujyambere
Lumière : Camille Duchemin
Costumes et accessoires de Stéphanie Coudert, Cedric Mizero, Maximilien Muhawenimana
Musique originale de Jean Patient Nkubana, Impakanizi, Michael Makembe
Régie lumière de Camille Faye
Régie son de Camille Frachet, Aude Besnard


Inconditionnelles de Kae Tempest
spectacle créé le 5 novembre 2024 au TNS – théâtre national de Strasbourg
Durée 1h45

Tournée
26 au 28 mars 2025 au Théâtre de La Croix-Rousse en partenariat avec la Maison de la Danse à Lyon

Dates passées
20 novembre au 1er décembre 2024 au Théâtre des Bouffes du Nord, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
5 décembre 2024 à L’Arc, scène nationale Le Creusot
17 janvier 2025 à L’Espal, scène nationale du Mans
23 au 25 janvier 2025 au Théâtre Royal de Namur, Belgique
30 et 31 janvier 2025 au Halles de Schaerbeek, Bruxelles – Belgique

Traduction et mise en scène de Dorothée Munyaneza
Le texte Inconditionnelles (Hopelessly Devoted) de KaeTempest, traduit par Dorothée Munyaneza, est publié et représenté par L’ARCHE

Musique de Dan Carey
Avec Sondos Belhassen, Bwanga Pilipili, Davide-Christelle Sanvee & Grace Seri
Arrangements et création sonore de Ben LaMar Gay
Scénographie et lumière de Camille Duchemin
Costumesde Lila John
Assistanat à la mise en scène – Lisa Como
Collaboratrice artistique – Virginie Dupray

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