L’aptitude au bonheur se reçoit-il en héritage ? Ce lien si particulier entre mères et filles, qui souvent se transmet de génération en génération, permet à chacune de se tisser le canevas de sa vie. Anatomie d’un suicide raconte comment, tel l’impact d’une bombe, un dysfonctionnement a eu des répercussions sur toute la lignée.
La fragilité en héritage

Cela commence par Carole (incandescente Audrey Bonnet) qui en 1966 fait sa première tentative de suicide. De son mal-être, on n’en aura jamais la raison. Il a certainement dû « se promener de rive en rive » et surgir un matin au « creux des reins ». Puis un saut dans le temps, 1990 et arrive Anna (saisissante Noémie Gantier), camée jusqu’à l’extrême, en dérive. Nous voici aujourd’hui, avec Bonnie (impressionnante Servane Ducorps), médecin incapable d’avoir de la compassion envers ses patients et de la tendresse pour ses amantes et ses amis.
Très rapidement le propos est clair, il est question de la grand-mère, de la mère et de la petite-fille, en proie aux Petites bêtes sorties leur passé. Les deux premières ont fini par se suicider, la troisième se demande ce qu’elle peut faire de cet héritage ? Continuer à porter des valises trop lourdes ? Les ouvrir et se délester enfin de ce poids mort qui l’entrave ?
Une structure impressionnante
Les trois époques ne cessent de se parler en écho et de s’entremêler. Chaque acte ayant ses conséquences, on le voit rebondir d’une époque à l’autre. Les clefs du comportement d’Anna et de Bonnie sont ainsi fournies. On tombe dans les abysses d’un trou infini qui résonne fortement. La chute en devient vertigineuse d’autant plus que le soubresaut final de Bonnie est inattendu et réconfortant.
Ce texte admirable d’Alice Birch, traduit par Séverine Magois, a été récompensé en 2018 du Prix Susan Smith Blackburn, le plus prestigieux consacré aux femmes dramaturges du théâtre anglophone. Le metteur en scène Christophe Rauck, s’appuyant sur la dramaturgie subtile de Marianne Ségol-Samoy, s’en est emparé avec une intelligence d’esprit et de cœur remarquable. Le langage du mal-être sonne juste. L’enchevêtrement des époques et des histoires se font limpides dans une gestion remarquable de l’espace scénique qui s’appuie sur la scénographie d’Alain Lagarde, les lumières d’Olivier Oudiou et les costumes de Coralie Sanvoisin.
Un travail d’orfèvre

Cette partition polyphonique est interprétée par des virtuoses qui, selon leur place dans l’ensemble, font sonner chaque note et vibrer les sentiments. Les trois solistes Audrey Bonnet (Clôture de l’amour, Mon absente), Noémie Gantier (L’art de la joie) et Servane Ducorps (Hamlet) enchantent par leur immense sensibilité. Les failles de leur personnage prennent corps dans cette complexité qu’est la vie.
L’image des pères, dont l’amour ne suffit pas à sauver leur femme et par là même leur progéniture, est très finement incarnée par David Clavel (Le petit Eylof, L’heure Bleue) et David Houri (Les guêpes…, Le bonheur des uns). Sarah Karbasnikoff (Personne) est impayable en tante puis cousine insupportable. Julie Pilod du collectif du Théâtre de Verdure se glisse avec aisance dans des registres aussi variés que ceux de l’infirmière bienveillante ou de l’amoureuse en colère de Bonnie. Qu’il soit le collègue ou l’oncle dépassé de Bonnie, Mounir Margoum (Un homme sans titre) est parfait. Tout comme l’est Éric Challier dans celui du psy ou du patient mécontent. C’est avec une belle aisance que la toute jeune et prometteuse Lilea Le Borgne s’est glissée dans les rôles d’Anna et de Bonnie enfants. On sort du spectacle chamboulé.
Marie-Céline Nivière
Anatomie d’un suicide d’Alice Birch
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 avenue Pablo Picasso
92000 Nanterre.
Du 20 mars au 19 avril 2025
durée 2h.
Tournée 2025
15 au 23 mai 2025 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne-Lyon
Printemps 2026
La Comédie de Reims, centre dramatique national, La Comédie de Saint-Etienne, Théâtre National de Bretagne, l’Onde-scène conventionnée Vélizy-Villacoublay
Mise en scène : Christophe Rauck
Dramaturgie et collaboration artistique : Marianne Ségol-Samoy
Traduction : Séverine Magois
Avec Audrey Bonnet, Éric Challier, David Clavel, Servane Ducorps, Noémie Gantier, David Houri, Sarah Karbasnikoff, Lilea Le Borgne, Mounir Margoum, Julie Pilod.
Scénographie : Alain Lagarde
Musique : Sylvain Jacques
Lumière : Olivier Oudiou
Costumes : Coralie Sanvoisin
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
Vidéo : Arnaud Pottier
Stagiaire assistant à la mise en scène : Achille Morin
Construction des décors : Théâtre National Populaire de Villeurbanne-Lyon.