Vous êtes à mi-mandat à la direction du Théâtre de la Criée. Quel projet souhaitez-vous défendre ?
Robin Renucci : Mon ambition est claire depuis mon arrivée : élargir la base sociale du public et inscrire le théâtre dans une dynamique politique et culturelle affirmée. Il ne s’agit pas simplement d’amener plus de spectateurs dans la salle, mais de concevoir un véritable projet de société autour du théâtre. Les premières étapes ont consisté à renforcer des partenariats solides, d’abord avec les acteurs culturels de Marseille, puis avec tout le tissu social de la ville : centres sociaux, maisons de quartier, hôpitaux, institutions éducatives… La cité phocéenne compte 850 000 habitants, mais seuls 3 500 d’entre eux sont abonnés à La Criée. Mon défi est d’attirer une audience plus large et plus diversifiée, en dépassant les barrières socio-économiques et culturelles.
Comment cela se traduit-il dans votre programmation ?

Robin Renucci : Il s’agit d’un travail en profondeur sur la représentation et l’identification. Il est essentiel que les Marseillais puissent se retrouver dans les histoires que les artistes présentent sur scène. C’est un dialogue entre l’héritage du répertoire classique et les enjeux contemporains. Marseille est une ville marquée par l’histoire méditerranéenne, et cette dimension se retrouve naturellement sur nos plateaux. Nous abordons des thématiques centrales comme la migration, l’exclusion sociale, l’éducation, la justice, en les mettant en perspective avec des œuvres intemporelles. L’idée est de montrer que les problématiques qui nous concernent aujourd’hui ne sont pas nouvelles, mais s’inscrivent dans une dynamique historique et politique plus large.
Le théâtre est-il un outil d’engagement citoyen ?
Robin Renucci : Le théâtre est un espace de résistance politique, un lieu où l’on peut mettre en lumière les injustices et ouvrir le débat. Nous vivons une époque marquée par la montée des discours réactionnaires, le repli sur soi et la fragmentation sociale. Face à cela, notre mission est de proposer une alternative, de créer du lien et d’amener les citoyens à penser autrement. Nous avons mis en place des stratégies variées pour toucher de nouveaux publics : interventions dans des milieux carcéraux, hospitaliers, actions dans les centres sociaux…
Mais il faut aller au-delà. Le vrai enjeu, c’est de s’adresser à toutes celles et ceux qui ne franchissent pas spontanément les portes d’un théâtre ou d’un lieu de culture. Marseille est une ville profondément politique, un carrefour des cultures, où les tensions sociales sont fortes. Nous avons la responsabilité de refléter ces réalités sur scène et de donner la parole à ceux qui en sont souvent privés.
Quelles sont les initiatives que vous avez mises en place ?

Robin Renucci : Avec toute l’équipe, nous avons développé une approche en trois axes : une expérience esthétique, une expérience pratique et une expérience discursive. L’expérience esthétique, c’est l’acte de venir voir un spectacle et d’être touché par la beauté d’une mise en scène ou la force d’un texte. L’expérience pratique, ce sont les ateliers et les projets participatifs où le public devient lui-même acteur. Enfin, l’expérience discursive consiste à débattre, échanger, donner du sens à ce qui a été vu et ressenti. Ces trois axes sont fondamentaux pour faire du théâtre un véritable outil d’émancipation politique.
Nous avons aussi repensé la relation entre la production artistique et les publics. Ce n’est pas seulement une question de programmation, mais de dialogue constant avec le territoire. Chaque spectacle doit être une occasion d’interroger notre société, de remettre en cause les systèmes de domination et de réfléchir aux alternatives possibles.
Comment percevez-vous le rôle du théâtre dans le contexte politique et social actuel ?
Robin Renucci : Le théâtre doit être un contrepoids aux discours de repli sur soi et aux politiques d’exclusion. Nous sommes à une période où la culture est menacée par des logiques de productivisme et des coupes budgétaires drastiques. Face à cela, nous devons défendre un théâtre public exigeant, un théâtre qui n’est pas seulement un divertissement, mais un outil de transformation sociale.
Marseille est un formidable exemple de mixité et de cohabitation des cultures, et cela doit se refléter sur scène. Le théâtre doit être un espace de convergence des luttes : féminisme, antiracisme, justice sociale… Il doit porter ces combats comme des engagements profonds qui irriguent chaque choix artistique. Le spectacle vivant a cette capacité unique d’interpeller le spectateur, de l’amener à ressentir et à comprendre autrement le monde qui l’entoure.
Vous avez repris Phèdre cette saison. Pourquoi ce choix ?

Robin Renucci : C’est un texte puissant qui résonne particulièrement avec les questions de justice et d’injustice qui me tiennent à cœur. Il s’agit d’un jeune homme, Hippolyte, faussement accusé et condamné à mort. Cela fait écho à tant d’injustices contemporaines, où la parole des victimes est souvent ignorée ou discréditée. La mise en scène souligne ces enjeux en mettant l’accent sur la parole des victimes et sur la responsabilité du pouvoir. C’est un spectacle qui a été accueilli avec beaucoup d’émotion par le public.
Quels sont vos prochains projets ?
Robin Renucci : Je vais mettre en scène La Leçon d’Ionesco, une pièce fascinante sur l’abus de pouvoir et la manipulation. C’est une fable sur la domination et la soumission qui fait écho aux questionnements actuels sur l’autorité et les rapports de force. La mise en scène mettra en avant une approche physique et engagée du jeu, avec notamment une jeune circassienne pour incarner la jeune élève.
Pour conclure, quelle image souhaitez-vous donner de La Criée ?
Robin Renucci : Que ce soit un espace d’émancipation et de partage. Un lieu vivant, où la diversité des voix se rencontre et se célèbre. La Criée est un formidable outil pour porter haut les valeurs d’éducation populaire, de transmission et d’échange. Nous devons insister, encore et toujours, sur l’importance de la culture comme vecteur de transformation sociale et politique. Plus que jamais, il nous appartient de défendre un théâtre engagé, qui ne se contente pas de raconter des histoires, mais qui participe activement à la construction d’une société plus juste et plus solidaire.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La Criée – Théâtre national de Marseille
30 Quai de Rive Neuve
13007 Marseille