Une voix, une allure, un sens de la répartie : Geneviève Page irradiait la pellicule d’une étrangeté et d’une singularité rares. Sa beauté insolite, loin des stéréotypes, séduisait davantage les réalisateurs étrangers que Français. C’est sur les planches qu’elle trouvait véritablement sa place, habitée par une passion qui ne l’a jamais quittée.
En pensant à cette grande comédienne, un souvenir me revient en mémoire, moins prestigieux certes que ses grandes compositions, mais tellement à l’image de son talent à large palette : son duo impayable avec Jacques François dans Les gens ne sont pas forcément ignobles, un téléfilm réalisé par Bernard Murat. Elle y est irrésistible de drôlerie. Chacune de ses apparitions et de ses répliques fait mouche. Son sens du comique et son timbre presque rauque sont des plus savoureux. Long-métrage anti-déprime enregistré sur une cassette vidéo, j’en ai usé la bande magnétique tant je l’ai vu et revu…
Le théâtre en avant toute

Née Geneviève Bonjean le 13 décembre 1927, elle a grandi dans un monde où l’art avait une place prépondérante. Fille du collectionneur Jacques-Paul Bonjean et filleule de Christian Dior, elle a très tôt compris que la création était une manière d’exister pleinement. Si elle est surtout reconnue pour ses rôles au cinéma, le théâtre, qui avait sa préférence, est devenu son refuge, son terrain de jeu et son moyen d’expression préféré.
Formée à l’École du Louvre et au Conservatoire national d’art dramatique, elle fait ses premiers pas sur la scène de la Comédie-Française en 1946. Puis ce sera la grande aventure du TNP de Jean Vilar, avant d’embrasser une carrière qui l’a conduite à collaborer avec les plus grands, comme Giorgio Strehler ou Patrice Chéreau. Son charisme, sa voix si particulière et sa présence élégante et mystérieuse en font une figure inoubliable du paysage théâtral.
De la tragédie à la comédie

Elle a incarné avec une ferveur rare les héroïnes de Shakespeare, d’Ibsen, de Paul Claudel, d’Alfred de Musset et de Tennessee Williams, donnant à chaque rôle une intensité et une profondeur singulières. Ne déniant pas la comédie, Geneviève Page a aussi excellé chez Marivaux, William Douglas-Home ou Jean-Michel Ribes.
Son engagement lui a valu de recevoir, en 1980, le Prix du Syndicat de la critique pour son interprétation magistrale dans Les Larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder, mis en scène par Dominique Quéhec, laissant une empreinte indélébile dans le cœur des spectateurs. En 2011, au Festival de Figeac, elle fait ses adieux aux planches dans Britannicus de Racine, monté par Michel Fau.
La transmission en bandoulière
Geneviève Page était aussi une femme de transmission. Passionnée par l’enseignement, elle a formé toute une génération d’artistes, partageant son amour du jeu avec une générosité et une bienveillance qui faisaient d’elle bien plus qu’une simple comédienne : une véritable inspiratrice. Mariée à Jean-Claude Bujard pendant plus de cinquante ans, son foyer est vite devenu un lieu où se croisaient jeunes comédiens, metteurs en scène et amis fidèles. Elle aimait rire, débattre et partager. Vivante et vibrante, elle a marqué des générations d’artistes et de spectateurs.
Avec sa disparition, une voix grave et unique s’est tue, mais son énergie, son amour du verbe et son intransigeance artistique continuent de vibrer dans le cœur de ceux qui l’ont côtoyée. Geneviève Page n’était pas seulement une comédienne, elle était une femme libre, une artiste totale, une âme lumineuse que le théâtre n’oubliera pas.