Pourquoi avez-vous décidé d’adapter Douze Hommes en Colère ?
Francis Lombrail : Dès que j’ai vu le film, dans les années soixante – j’avais quinze ans – j’en suis tombé raide dingue. C’est ce film qui m’a donné envie de devenir acteur. Tout était centré sur l’interprétation des comédiens. Une claque !
Des années plus tard, vous réalisez votre rêve… Comment avez-vous abordé l’adaptation ?
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Francis Lombrail : Le film n’était que sur les gros plans, ce qui m’a d’ailleurs beaucoup aidé pour faire l’adaptation. Je savais que l’on ne pouvait pas faire des gros plans de douze hommes sur un plateau. Pour les individualiser, il fallait les dessiner parfaitement. Il fallait travailler leurs répliques, qu’elles soient essentielles et simplifiées au maximum, qu’elles soient directes et surtout pas cérébrales afin que les spectateurs puissent s’identifier plus ou moins à l’un ou à l’autre des douze jurés. Il ne fallait pas oublier qu’il y avait, de la part des jurés, comme un réflexe pavlovien face à une situation.
L’action se passe en 1950, époque où les femmes n’ont pas le droit au chapitre, ce jury composé retrace douze portraits d’hommes, chacun avec ses failles… Pourquoi au XXIe siècle cela passe-t-il encore ?
Francis Lombrail : Quand Reginald Rose a écrit son texte en 1953, ce fut tout d’abord un feuilleton radiophonique. Puis c’est devenu une pièce. Sidney Lumet, grâce à Henry Fonda, a racheté les droits et en a réalisé le fameux film en 1957. On la joue comme si on était en 1957 ! Et on constate que ça n’a pas pris une ride et que cela pose toujours la même question. Qu’est-ce qu’une intuition ? Qu’est-ce qu’une conviction ? Faut-il s’interroger quand on se dit qu’on a raison ? Ou bien faut-il plutôt se dire qu’on n’a peut-être pas tort ? Qu’un présumé coupable est peut-être un présumé innocent ? C’est exactement ce problème qui est intemporel. Je crois qu’il se posera à l’humanité ad vitam aeternam. Et c’est pour ça que tous les soirs et ça depuis huit ans, le public est là !
Et il y a le coupable, ce gamin qui est un enfant maltraité…
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Francis Lombrail : Ce gamin est de couleur. On ne sait pas s’il est Indien d’Amérique, d’origine africaine, mais on sait qu’il est de couleur. À cette époque, les Rosenberg viennent d’être exécutés avec une délibération qui a duré à peine dix minutes et c’était la même année ! En 1953, ce pauvre gamin accusé de parricide a toutes les chances de terminer sur la chaise électrique. Mais, il y a ce Juré 8, qui est une sorte d’ange gardien qui va dire aux autres jurés : Attendez, on va se poser la question, on va faire un travail sur nous-mêmes, on va s’interroger et on va regarder si une intuition peut mener à une conviction…
Il les amène à comprendre pourquoi le jeune accusé s’est retrouvé là…
Francis Lombrail : C’est ça qui est important. Le Juré 8 démantèle tous les arguments les uns après les autres, parce qu’il fait naître la chose la plus belle au monde quand on essaye de juger, c’est le doute. Donc, de leurs certitudes, il les amène petit à petit à un doute légitime. Ce doute légitime le fait passer à présumer innocent alors qu’au départ, ils le présumaient coupable.
La loi américaine est compliquée pour nous. Cette pièce, qui laisse pour la première fois entendre la présomption d’innocence en remettant le drame dans son contexte, était pour l’époque très audacieuse.
Francis Lombrail : Oui, bien sûr. Mais, la pièce montre avant tout un homme qui base son jugement sur une forme d’humanité, sans avoir de tabou social, raciste ou religieux. Il dit : Attendez, réfléchissons ! Ce type n’est pas forcément coupable. Est-ce qu’il a tué son père ou pas ? On va en parler, car il est peut-être aussi innocent. D’ailleurs, à la fin de la pièce, on ne sait pas s’il l’a tué ou pas.
Mais c’est vrai qu’avec le regard d’aujourd’hui, on comprend qu’il est victime de quelque chose et que la société en est aussi responsable…
Francis Lombrail : Le fait d’avoir aboli la peine de mort en 1981 est une des belles choses que François Mitterrand et Monsieur Badinter ont réussi à faire. C’est atroce de tuer quelqu’un, mais cela l’est aussi de tuer un assassin. Je crois que Badinter disait : « Le lendemain d’une exécution, on a tous des gueules d’assassin. » Et le dire en 1950 comme aujourd’hui, cela reste très courageux.
Depuis 2017, cela fait huit ans que vous reprenez régulièrement le spectacle, ce qui a nécessité de changer la distribution ?
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Francis Lombrail : Dans le rôle du Juré numéro 8 se sont succédé Bruno Wolkowitch, Bruno Putzulu, Thierry Frémont… Aujourd’hui c’est Xavier de Guillebon qui est formidable… Tous les jurés sont de très bons comédiens. Sur le plateau, ils ont un niveau de jeu vraiment très élevé.
Et le public lui aussi a bougé depuis huit ans, se renouvelant…
Francis Lombrail : Après le spectacle, des jeunes viennent vers nous et nous disent : « Vous savez, c’est la première fois qu’on vient au théâtre. C’est donc ça le théâtre ? Et si c’est ça le théâtre, c’est absolument formidable. » Ils sont surpris parce qu’ils pensent que le théâtre, c’est quelque chose d’un peu ennuyeux ou un peu difficile, etc. Sans vouloir être drôle, il y a des moments où le public rit, car la nature humaine, dans ce qu’elle a de plus bas et de plus haut, porte à rire. Donc, ils rient, mais ils s’interrogent aussi. De plus en plus de jeunes viennent ou reviennent même avec leurs parents, avec leurs amis, en amoureux, etc. Après le spectacle, ils sont très nombreux à rester devant le théâtre et à poursuivre le débat.
Vous allez donc poursuivre l’aventure ou ce sont les dernières représentations ?
Francis Lombrail : On va continuer. Je pense que l’on va aller au moins jusqu’aux dix ans. Ce spectacle est devenu complètement culte.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Douze hommes en colère de Reginald Rose
Théâtre Hébertot
78 bis boulevard des Batignolles
75017 Paris
Jusqu’au 26 avril 2025
Durée 1h20.
Adaptation française de Francis Lombrail
Mise en scène de Charles Tordjman
Avec en alternance Amine Chaïb, Antoine Courtray, Philippe Crubézy, Olivier Cruveiller, Adel Djemai, Christian Drillaud, Thierry Gibault, Claude Guedj, Geoffroy Guerrier, Xavier de Guillebon, Florent Hill-Chouaki, Yves Lambrecht, Roch Leibovici, Pierre Alain Leleu, Francis Lombrail, Charlie Nelson, Alain Rimoux, François Raüch de Roberty, Pascal Ternisien
Assistante mise en scène Pauline Masson
Décors de Vincent Tordjman
Lumières de Christian Pinaud
Costumes de Cidalia Da Costa
Musiques de Vicnet.