Rose, jaune, bleue : les couleurs s’affichent autour du Carreau du Temple. Depuis le vendredi 14 février, cet ancien marché, devenu en 2014 un lieu culturel et sportif dirigé par Sandrina Martins, met à l’honneur le corps sous toutes ses formes, à tous les âges et dans tous les genres. Pour cette quatrième édition, le Festival Everybody fait le grand écart entre spectacle intimiste et événement populaire. Toujours plus à l’écoute du monde et de ses contradictions, la programmation met en lumière des artistes follement drôles, des chorégraphes habités par les fantômes du passé et des oiseaux de nuit qui cachent, sous leurs paillettes, leurs combats et leurs blessures.
Danser à tout âge

Dans un espace immaculé, tendu de draps blancs, une jeune femme aux cheveux grisés et à la peau rendue blafarde par une crème capte son public. Une quarantaine de spectateurs tout au plus. Danseuse d’origine hongroise, Boglárka Börcsök plonge au plus profond de sa mémoire et de ses entrailles.
Elle cherche dans chaque parcelle de son être l’histoire de ses mentors : Irén Preisich, Éva E. Kovács et Ágnes Roboz. Toutes trois ont connu la Hongrie d’avant les années 1950, avant le communisme, à une époque où la danse moderne était encore autorisée. Si elles ne sont plus de ce monde, elles habitent encore les lieux et le cœur de la chorégraphe.
Se laissant traverser par leurs fantômes, Boglárka Börcsök mobilise son corps pour raconter leurs vies, une époque et l’inéluctable vieillissement de la chair, des muscles et des os. D’une voix douce, légèrement chevrotante, elle devient tour à tour ces dames de 90, 96 et 101 ans qui ont marqué le développement de la danse moderne en Hongrie. Son incarnation est bluffante, troublante. Les gestes sont souvent tremblants, sauf lorsqu’elle retrouve dans la mémoire de ses chères disparues ceux d’une pièce qu’elles ont jouée il y a plus de 70 ans. Le mimétisme avec celles qui furent ses professeures – que l’on découvre dans l’épilogue vidéo – est impressionnant.
Debout, assise ou allongée, l’artiste traverse l’histoire sociale et politique d’un pays. Elle évoque le sexisme d’un père qui retire sa fille de l’école pour l’empêcher d’étudier, de travailler et de devenir médecin, la fuite d’un jeune amoureux qui découvre que, bien que convertie au calvinisme, sa bien-aimée a des origines juives, la Seconde Guerre mondiale, l’ère communiste et, enfin, l’arrivée d’Orbán au pouvoir, qui, loin de libérer les mœurs, les a au contraire resserrées.
Mémoires chorégraphiques

Un peu plus tard, le chorégraphe Olivier Dubois investit la grande halle du Carreau du Temps avec Pour sortir au jour. Solo intime qui tourne depuis plus de sept ans, cette pièce est une sorte de stand-up chorégraphique où l’artiste explore, tout comme sa jeune homologue hongroise, les recoins de la mémoire du corps. Bien plus qu’un one-man show, cet impromptu raconte l’histoire d’un artiste et de son art à travers des extraits de pièces qu’il a interprétées.
Exubérant, chaleureux, bien dans sa chair, le danseur et chorégraphe colmarien n’a pas son pareil pour mettre le public dans sa poche de costume noir. Une coupe de champagne par-ci, une cigarette par-là, et le tour est joué. En un clin d’œil, déjà trois spectateurs sont sur les rangs pour le rejoindre sur scène. Leur rôle : tirer au sort une pièce, une musique et choisir quel vêtement – veste, bague ou chaussure – il doit enlever avant de passer à l’étape suivante. L’histoire se répète jusqu’à ce qu’il ne lui reste qu’un boxer noir.
N’épargnant ni sa peine ni sa sueur, égratignant avec tendresse et humour les chorégraphes pour lesquels il a travaillé, s’amusant avec une belle intelligence de ses propres faiblesses, il danse encore et encore. Il se remémore les grandes heures de Jan Fabre à Avignon – actuellement dans la tourmente du #MeToo –, ses années chez Angelin Preljocaj, ses performances inoubliables pour William Forsythe ou Sasha Waltz. Le geste est précis, le corps d’une incroyable souplesse : Olivier Dubois irradie la scène et enflamme le dancefloor dans un final en fourrure où il invite le public à le rejoindre. Brillant !
Du drag, du lip sync et des paillettes

La soirée s’achève au cabaret. Pas n’importe lequel, mais celui qui réchauffe les nuits dieppoises : La Sirène à barbe. Gainées dans des robes dorées, argentées et couvertes de strass, tout talon dehors, les sept artistes habitent généreusement le plateau. Ne cherchant aucune sophistication, ils font de l’art avec tout ce qui les constitue : leur genre, leur sexualité, leurs failles et leur désir d’être enfin eux-mêmes.
Faux-cils, perruques laquées, maquillage extravagant : iels s’amusent et entraînent le public dans leur univers à la fois baroque et follement kitsch. Flirtant avec le trivial, iels ne tombent jamais dans le vulgaire. Leur force, c’est l’autodérision. Et iels en ont à revendre. Virevoltant dans les airs, avalant des sabres ou reprenant des standards comme Prohibition de Brigitte Fontaine version water closet ou Paroles, paroles de Dalida et Alain Delon dans un numéro piano-drag hilarant, les artistes de La Sirène à barbe font feu de tout bois.
Si la version scénique pêche un peu par son rythme, inhérent à son essence même – la succession de numéros –, le show n’en est pas moins une réussite. Quand le rideau tombe, une seule envie : aller découvrir ces éblouissantes créatures dans leur milieu naturel… le port de Dieppe !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival Everybody
du 14 au 18 février 2025
Le Carreau du temple
2 Rue Perrée
75003 Paris