Lorsque l’on pense à la Guerre de Troie, l’inconscient collectif nous renvoie d’office à l’Iliade, donc à Homère et a fortiori à une version de l’histoire racontée par un homme, tout poète soit-il. Dans ce récit fondateur de la littérature occidentale, les pères, les maris et les fils vont virilement et fièrement à la guerre tandis que les femmes se font discrètes à l’arrière-plan. Pourtant, n’est-ce pas l’enlèvement d’Hélène qui déclenche les foudres de Ménélas ? Et que serait le mythe sans les noms d’Hécube, de Briséis ou de Cassandre ? Si la question se pose en filigrane dans WOMEN IN TROY, le collectif néerlandais Dood Paard y trouve surtout l’opportunité de lier passé et présent, au travers d’un texte captivant qui interroge notre rapport à l’Histoire et à la transmission.
Des mots pour des maux
Ce n’est pas vraiment par le corps que prend vie le théâtre de Dood Paard dans WOMEN IN TROY as told by our mothers. Quelques postures mises à part et avec un rapport à l’espace, réduit à son strict minimum, les quatre interprètes au plateau ne sont pas là pour proposer une performance physique. Et pour cause, si l’on exclut l’immense ouvrage de tricot auquel ils prennent part tout au long de la représentation, seule la parole semble les animer, les passionner, les émouvoir. En effet, les mots sont les derniers survivants une fois les actes passés. C’est précisément par le verbe que l’on hérite des guerres d’hier, car c’est par les écrits que l’Histoire s’en souvient.
Il existe néanmoins d’autres versions, comme celles racontées par nos mères, sans formalisme aucun. Ces récits-là ne figurent pas dans les livres et s’inquiètent peu de correspondre à la réalité des faits. Ils traduisent au contraire une approche plus sensible, viscérale et sans concession. Dans les mots de ces mères, habilement tissés par Tiago Rodrigues, qu’importe si trois millénaires nous séparent d’une guerre ou si celle-ci est en ce moment à nos portes. Le résultat est le même d’une époque à l’autre. D’ailleurs, il est ici moins question de la Guerre de Troie que de la manière dont les conflits, quels qu’ils soient, nous sont transmis et du regard que nous leur portons.
À l’ombre des champs de bataille
La plume de Tiago Rodrigues évolue dans son élément en puisant dans les fables d’hier de quoi décrire la réalité présente. Mais il n’en reste pas moins un auteur – un homme – à qui l’on a demandé de s’emparer de récits de femmes. C’est donc armé de toute la dérision dont il sait faire preuve qu’il façonne son texte au service de la dramaturgie de Dood Paard. Dans WOMEN IN TROY, il n’y a pas de place pour l’action et la bestialité des hommes. Seule compte la toile de fond du tableau, celle qu’on ne voit qu’en zoomant sur les détails et qu’on ne raconte pas dans les livres d’histoire. À l’arrière-plan, pourtant, la guerre fait tout autant rage, mais elle s’exprime différemment. Son chaos éclate dans le quotidien des femmes, contraintes de rester loin des combats pour compter les cadavres, nettoyer le sang et subir d’autres violences que celles des armes.
Entre les lignes d’un mythe trois fois millénaire, WOMEN IN TROY questionne notre rapport personnel au monde sans chercher à en détruire l’héritage commun. La mise en scène collective de Dood Paard a tendance à se laisser happer, dans sa staticité, par le narratif de la pièce. Pour autant, celle-ci sert aisément le propos tendant à donner la priorité aux mots plutôt qu’aux actes. Ainsi se lit-elle comme un apport complémentaire à une mémoire restée partielle – partiale – en raison de l’absence de récits féminins. Après tout, les paroles de ces mères dans toute leur subjectivité font partie intégrante de l’Histoire qui se transmet. Il est parfois bon de confronter l’authentique à l’authenticité.
Peter Avondo – Envoyé spécial à Toulouse
WOMEN IN TROY as told by our mothers de Tiago Rodrigues
Spectacle créé en octobre 2022 au Frascati Amsterdam
Théâtre Garonne
1 avenue du Château d’Eau
31300 Toulouse
Du 9 au 11 janvier 2025
Durée 1h30
Tournée
14 et 15 janvier 2025 au Bois de l’Aune à Aix-en-Provence
Texte WOMEN IN TROY as told by our mothers de Tiago Rodrigues
Mise en scène, décor, costumes Alesya Andrushevska, Manja Topper, Kuno Bakker, Tomer Pawlicki, Michael Yallop, Ramses van den Hurk
Interprètes Alesya Andrushevska, Manja Topper, Kuno Bakker, Tomer Pawlicki
Technique Michael Yallop, Ramses van den Hurk
Traduction en français Thomas Resendes