Un temps pluvieux et morose enveloppe la capitale de la Bourgogne dans une atmosphère ouatée et grise. Devant le parvis du théâtre en travaux, quelques ouvriers s’affairent pour terminer, avant les prochaines représentations, l’entrée accessible aux personnes à mobilité réduite. Dans la nef, des techniciens et membres de l’équipe du théâtre finissent leur déjeuner ou prennent leur café. Pour l’instant, tout est calme. Un silence quasi religieux règne dans l’ancienne église aux multiples vies, définitivement désacralisée en 1973 et consacrée en théâtre l’année suivante. Quelques murmures se font entendre, mais le lieu, encore riche de son passé, semble imposer à tous, respect et quiétude.
Au plateau, les comédiennes et les comédiens prennent leurs marques, répètent des bribes de texte. En pleine conversation avec son assistante Joséphine Levy, Tamara Al Saadi règle les derniers détails de cette journée de répétitions. Une comédienne a dû s’absenter, il faut donc adapter le temps de travail. Sur la scène, une terre rouge annonciatrice de drame et de guerre contraste avec l’immense mur noir qui se dresse face aux gradins. Pour cette nouvelle création, l’autrice et metteuse en scène revisite le mythe d’Antigone. S’éloignant du personnage d’héroïne et de résistance qui lui colle à la peau, elle imagine une jeune adolescente en quête de sens. Comment vivre dans un monde qu’on ne comprend pas ?
Antigone, une rencontre
« J’ai rencontré Antigone quand j’avais quatorze ans, comme beaucoup de gens de ma génération. La pièce était souvent étudiée en classe de troisième. C’est qu’elle est une figure emblématique de la jeunesse. En replongeant dans l’œuvre de Sophocle, je me suis demandée comment serait cette jeune fille aujourd’hui et dans ce monde ? Peut-on encore s’identifier à elle ? » Déjà en 2023, alors qu’elle est artiste associée au programme Adolescence et territoire(s) de l’Odéon – théâtre de l’Europe, Tamara Al Saadi puise dans ce personnage phare de la littérature dramatique pour s’en servir de terreau. Avec les dix-sept jeunes qui participent au projet, elle questionne la figure mythique et invente des fins alternatives présentées dans le spectacle GONE.
De cette matière foisonnante, elle garde des idées, des lignes et des pistes de réflexions. « On vit une époque particulièrement anxiogène, le confinement, la guerre en Ukraine, le 7 octobre, le génocide de Gaza, etc. Le taux de suicides s’est accru chez les jeunes filles de 10 à 18 ans de 62 % sur les quatre dernières années. C’est effrayant. J’ai donc eu envie d’aller à la rencontre de cette jeunesse qui ne va pas bien, d’autant que cela faisait écho à ma propre vie. Quand j’avais quatorze ans, à la même époque où j’ai rencontré le personnage d’Antigone, j’ai fait un séjour en pédopsychiatrie après une tentative de suicide. Elle a été une alliée. Il m’a semblé qu’il était temps de la reconvoquer et de voir comment elle réagirait à l’actualité. »
À l’écoute du monde
Sur scène, pas d’Antigone, la guerre entre les deux frères ennemis pour la couronne de Thèbes touche à son terme. Etéocle et Polynice s’entretuent, laissant le pouvoir aux mains de leur oncle Créon. Interprété par Manon Combes, le nouveau maître de la ville édicte sa loi : sépulture pour l’un porté en héros, oubli pour l’autre considéré comme traître à sa nation.
C’est cette décision qui déclenchera la colère de la jeune fille et la mènera vivante au tombeau. « Antigone est née dans une famille dysfonctionnelle. Elle est issue d’un inceste, sa fratrie se déchire. Comment aimer dans ces conditions ? Sa seule issue pour être totalement libre, comme elle le dit dans le texte de Sophocle, c’est la mort. Plus exactement, et c’est ça que je trouvais intéressant à traiter, elle n’a pas d’autre choix que de se sacrifier. Elle veut rester intègre et sincère. C’est une adolescente qui essaie de garder du sens et de la cohérence, au-delà d’une icône qui se dresse contre l’État. Sa démarche est avant tout intime. La mettre en miroir avec des enfants tout aussi invisibilisés, placés à l’aide sociale qui tentent de survivre et de justifier leur existence pour avoir le droit de respirer, avait du sens. »
Pour étayer son propos, Tamara Al Saadi, à la manière d’une chercheuse en sciences sociales (un reste de sa formation en sciences politiques), est allée à la rencontre d’adolescents et d’adolescentes ayant à faire avec l’aide sociale à l’enfance. Certains d’ailleurs font partie du groupe de jeunes rencontrés grâce au programme de l’Odéon. « Au cours des différents ateliers, grâce aux improvisations, j’ai pu entendre un autre son de cloche, d’autres témoignages, d’autres expériences. Les gens créent à partir d’eux-mêmes et s’exposent avec qui ils sont. Les histoires se racontent et se déploient. Ces regards ont nourri mon écriture. »
Du son et du corps
Au loin, l’orage gronde. La tempête fait rage. Victorieux par défaut, Créon porte la voix et tente de faire taire les éléments. S’appuyant sur le travail de bruitage d’Éléonore Mallo, Tamara Al Saadi crée une atmosphère de fin du monde. Des fenêtres percées dans le mur noir, trois silhouettes émergent. Habitants de Thèbes autant que bruiteurs, ils donnent corps dans l’imaginaire du spectateur à l’impalpable. « Je crée des images par le son. Je pars d’une scénographie neutre pour permettre aux comédiens, à la lumière et la bande sonore de sculpter l’espace. L’idée est d’insuffler, à travers ces différents effets, des tableaux, des impressions dans l’esprit des spectateurs. Je crois en un public actif, qui construit sa propre vision du décor et de la pièce. Je suggère, je donne des pistes, mais à chacun de se faire son propre spectacle. En tant que spectatrice, j’aime qu’on me donne des indices qui permettent de fabriquer le reste dans ma tête. »
Passant d’une époque à l’autre, évoquant autant l’histoire d’Antigone que de son double contemporain Eden, une jeune fille ballottée de familles d’accueil en foyers, le récit de TAIRE navigue entre deux mondes qui se confrontent et se répondent. Au moment de quitter les répétitions, c’est un autre tableau qui se met en place. Au-delà du son, l’engagement du corps est très important dans le travail de la metteuse en scène. En faisant appel à la chorégraphe Sonia Al Khadir, elle esquisse des tableaux dansés qui donnent du poids au récit. Sur les planches, une partie des interprètes s’échauffent. Les directives ont pour but de détendre les corps, de les libérer. L’esquisse est prometteuse. De quoi donner envie d’en voir plus.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Dijon
Taire de Tamara Al Saadi
Création du 16 au 24 janvier 2025 au Théâtre Dijon Bourgogne
Durée 2h30 environ
Tournée
29 janvier au 7 février 2025 à La Criée – Théâtre national de Marseille
5 au 8 mars 2025 au Théâtre national de Nice – Centre dramatique national Nice Côte d’Azur
13 et 14 mars 2025 Châteauvallon-Liberté – Scène nationale de Toulon
20 et 21 mars 2025 à l’Espace 1789 de Saint-Ouen-Scène conventionnée
26 mars au 6 avril 2025 au Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis
mise en scène de Tamara Al Saadi assistée de Joséphine Levy
collaboration artistique – Justine Bachelet
avec Manon Combes, Ryan Larras, Mohammed Louridi, Eléonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé, Fabio Meschini, Chloé Monteiro, Mayya Sanbar, Tatiana Spivakova, Ismaël Tifouche Nieto, Marie Tirmont, Clémentine Vignais
scénographie de Tamara Al Saadi & Jennifer Montesantos
composition sonore et musicale d’Eléonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé & Fabio Meschini
création lumière de Jennifer Montesantos assistée d’Elsa Sanchez
chorégraphie de Sonia Al Khadir
costumes de Pétronille Salomé assisté d’Irène Jolivard
assistanat à la création sonore et régie son – Arousia Ducelier
régie plateau – Sixtine Lebaindre