Taire de Tamara Al Saadi © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Taire de Tamara Al Saadi  ou l’enfance sacrifiée sur l’autel de lois arbitraires

Pour sa nouvelle création, l’autrice et metteuse en scène met en parallèle les destins croisés d’Antigone et d’une jeune fille confiée à l’Aide sociale à l’enfance. L’une garde le silence, l’autre hurle sa rage face à un monde d’adultes qui refusent catégoriquement d’écouter leurs souffrances. 

Le rideau de scène, noir, rigide, est baissé. Dessus, écrit à la craie, « Enfant : « Infans » en latin celui qui ne parle pas. » Les mots sont éloquents. Il n’y a rien à ajouter. Taire de Tamara Al Saadi est un grand cri silencieux, mais furieux contre le monde sourd des adultes. L’autrice et metteuse en scène est allée au contact de ces oubliés de la société et questionne habilement – dans un jeu de miroirs – notre aveuglement collectif et étatique. Quelle violence inouïe fait-on subir aux enfants en pensant bien faire ou du moins en se conformant à une réglementation insensible qui ne prend pas en compte l’humain ? 

Taire de Tamara Al Saadi © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Placée, bébé dans une famille d’accueil, Eden (Chloé Monteiro) a cinq ans quand elle est arrachée sans explication à ce cocon douillet et aimant. Déménageant pour des raisons professionnelles, ses parents de substitution ne peuvent l’emmener. Le règlement de l’ASE est strict. Un enfant placé ne peut vivre à plus de 50 kilomètres de ses parents biologiques, et ce, même si pour diverses raisons, ils ne manifestent aucune envie de le voir. C’est injuste et cruel. Les liens du sang priment. Commence alors pour la jeune fille une errance sans fin, ballotée de familles d’accueil en foyers. Comment s’aimer, aimer les autres et la vie si on se sent rejetée en permanence ?

À des milliers d’années de cela, dans la Grèce antique, une famille se déchire. Le roi de Thèbes, Étéocle (Marie Tirmont) refuse que son frère Polynice (Ismaël Tiffouche Nieto), né des amours incestueuses de leur mère avec leur frère Œdipe, revienne sur la terre de leurs ancêtres. Antigone (Mayya Sanbar), leur sœur, s’est enfermée dans un mutisme revendicateur pour manifester sa colère de voir ainsi les siens se haïr et se détruire. Elle n’est qu’une enfant et n’a pas droit au chapitre. Seules les règles de la cité, garantes du pouvoir, sont importantes. Jusqu’au bout, elle défiera la loi inique des hommes. Son cœur sera plus puissant que la raison d’État, détournée à des fins politiques.

Les deux parcours d’Eden et d’Antigone, se croisent en permanence, se percutent et se répondent. L’une hurle, l’autre se tait. L’une déborde d’une violence trop longtemps contenue, l’autre impassible enferme au fond de son être toutes ses émotions. En opposition constante, elle lutte contre la même oppression. Droites, inflexibles, furibondes, elles font face. Elles luttent contre une société qui entrave toute possibilité d’aimer.  

Dénonçant autant l’inhumanité d’un système qui, sous couvert du droit de l’enfant, est capable des pires violences que la cruauté insensible des luttes de pouvoir, Tamara Al Saadi signe une fresque vibrante où se conjuguent habilement les temps, les époques et les langues. Jouant des fondus enchaînés, elle livre un récit choral puissant et percutant. L’imaginaire prend le pas sur des figures imposées, grâce au travail époustouflant du son réalisé en direct par Éléonore Mallo et celui remarquable de Jennifer Montesantos pour les lumières.

Taire de Tamara Al Saadi © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

C’est tout un monde qui se dessine sous les yeux des spectateurs. Des remparts de Thèbes à ceux invisibles d’une ruralité qui n’ose dire son égarement, Eden et Antigone font front commun et empruntent comme un mantra dans un premier et ultime chant les paroles si lucides de Mylène Farmer : « Tout est chaos à côté ; Tous mes idéaux : des mots abîmés ; Je cherche une âme qui pourra m’aider ; Je suis d’une génération désenchantée, désenchantée… » 

Ovationnés par une salle comble et à l’écoute, les comédiennes et comédiens, tous habités, ont encore beaucoup à donner. Tout n’est pas encore en place, la partition est un brin fébrile, mais le propos tranchant, poétique est là. Taire ne demande qu’à grandir, qu’à prendre à la gorge jusqu’aux sanglots… 


Taire de Tamara Al Saadi
Création du 16 au 24 janvier 2025 au Théâtre Dijon Bourgogne
Durée 2h30 environ

Tournée
29 janvier au 7 février 2025 à La Criée – Théâtre national de Marseille
5 au 8 mars 2025 au Théâtre national de Nice – Centre dramatique national Nice Côte d’Azur
13 et 14 mars 2025 Châteauvallon-Liberté – Scène nationale de Toulon
20 et 21 mars 2025 à l’Espace 1789 de Saint-Ouen-Scène conventionnée
26 mars au 6 avril 2025 au Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis

mise en scène de Tamara Al Saadi assistée de Joséphine Levy
collaboration artistique – Justine Bachelet
avec Manon Combes, Ryan Larras, Mohammed Louridi, Eléonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé, Fabio Meschini, Chloé Monteiro, Mayya Sanbar, Tatiana Spivakova, Ismaël Tifouche Nieto, Marie Tirmont, Clémentine Vignais
scénographie de Tamara Al Saadi & Jennifer Montesantos
composition sonore et musicale d’Eléonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé & Fabio Meschini
création lumière de Jennifer Montesantos assistée d’Elsa Sanchez
chorégraphie de Sonia Al Khadir
costumes de Pétronille Salomé assisté d’Irène Jolivard
assistanat à la création sonore et régie son – Arousia Ducelier

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