En rouge, les mots surtitrés s’affichent au-dessus de la scène. Ils saisissent d’effroi tant ils sont lucides. Shakespeare déplie dans ce volet des tragédies romaines, consacré à la conspiration contre Jules César (Dylan Kussman), son assassinat aux Ides de Mars et ses conséquences, les rouages et les mécanismes de la science politique. Le storytelling, Trump, Putine, Musk, n’ont rien inventé, tout est là dans les mots du dramaturge anglais. La versalité d’une foule qu’un tribun peut retourner. Les grands discours fallacieux qui portent aux nues un honorable sénateur pour mieux le perdre. Aucun mot n’est vain, tous ont une portée, un impact et une incidence.
César est adulé du peuple. Vénéré comme un quasi-dieu, il attise les jalousies. Les pleins pouvoirs sont à sa portée. Bien qu’il refuse à trois reprises la couronne – à regrets – , la peur qu’il finisse par s’en emparer et remette en cause la sacrosainte liberté du peuple romain pour se transformer en despote, décide les derniers conjurés à agir. Brutus (James Waterston), le plus sage et le plus aimé, cède ainsi aux sirènes alarmistes de Cassius (Mark Montgomery). Le meurtre de celui qu’il aime comme un père, mais dont il craint à l’ambition est décidé. Pensant sauver ce en quoi il croit le plus, la démocratie, il précipite l’avènement de la dictature.
Échos d’hier et d’aujourd’hui
En s’emparant de cette pièce de Shakespeare, peu jouée en France, mais véritable tube outre-Atlantique, Arthur Nauzyciel déborde largement du cadre de la fresque historique pour faire résonner au temps présent la dimension politique de l’œuvre. Créé en 2008 au moment des primaires démocrates qui opposent Barack Obama et Hillary Clinton, la pièce, remontée aujourd’hui avec la distribution d’origine, ne pouvait pas mieux tomber alors que Donald Trump est de retour dans quelques jours à la Maison-Blanche.
Le parallèle est facile. Le piège aussi. Loin d’y tomber, le metteur en scène imagine une fascinante et hypnotique cérémonie de plus de trois heures où sont convoqués les fantômes du passé, du présent et du futur. En plaçant l’action non dans la Rome antique, mais dans l’Amérique des années 1960 traumatisée par la mort de Kennedy, il donne à son Julius Caesar une profondeur rare. Déroulant chaque scène comme un plan de cinéma, jouant sur les clairs-obscurs, il emmène le spectateur dans les coulisses d’un pouvoir vacillant.
Un cour magistral de politique
Derrière l’histoire de César, William Shakespeare fait une analyse fine de ce qu’est une république et des moyens pour en détourner la vertueuse essence. Il suffit d’écouter le discours de Marc-Antoine (Daniel Pettrow), modèle d’intelligence et de perfidie, pour s’en convaincre. Tous politiques et tous citoyens devraient en connaître chaque mot, chaque inflexion. La sincérité à double tranchant des mots est sidérante.
Jouant autant sur l’ambiguïté des mots que sur liens qui unissent les protagonistes, la mise en scène d’Arthur Nauzyciel n’a rien perdu de sa force et de son ingéniosité. Grâce à l’astucieuse scénographie de Riccardo Hernandez qui enferme les comédiens dans une agora délimitée d’un côté par les spectateurs de l’autre par des photos immenses d’une salle vide, le directeur du TNB met le public face à lui-même, questionnant ainsi nos propres croyances en un système politique fragile.
Au-delà du spectacle, Ce Julius Caesar est avant tout une aventure humaine, qui s’inscrit sur plus de deux décennies et fait vibrer le plateau d’une belle intensité complice. Comédiens – tous excellents – troublants de vérité, jeux habités, musique jazzy jouée en direct accompagnant la voix chaude de Marianne Solivan, donnent à cette œuvre une intemporalité flamboyante. Décalant le regard, instillant des pointes de burlesque au cœur de cette tragédie antique, Arthur Nauzyciel touche juste en ces temps sombres et ouvre la boite de Pandore en transmutant le drame politique de Shakespeare en un show à l’américaine qui s’achève en flashmob sur le hit Say it right de Nelly Furtado !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Rennes
Julius Caesar de William shakespeare
Spectacle créé à l’American Repertory Theater, le 13 février 2008 (Boston, Harvard University, Cambridge – USA).
La pièce est en anglais surtitré en français à partir de la traduction de Louis Lecocq, Robert Laffont (1995), collections Bouquins.
TNB – Théâtre national de Bretagne
1 rue Saint-Hélier
35000 Rennes
du 9 au 17 janvier 2025
durée 3h20 avec entracte
Tournée
23 janvier au 1er février 2025 au Théâtre National Populaire, Villeurbanne
06 au 15 mars 2025 au Théâtre Les Gémeaux, Sceaux
Mise en scène d’Arthur Nauzyciel assisté de Constance de Saint Remy
Avec Sara Kathryn Bakker, David Barlow, Jared Craig, Roy Faudree, Ismail Inb Corneer, Isaac Josephthal, Dylan Kussman, Mark Montgomery, Rudy Mungaray, Daniel Pettrow, Timothy Sekk, Neil Patrick Steward, James Waterston en alternance Jim True-Froset les musicien·nes Marianne Solivan, Leandro Pellegrino en alternance avec Eric Hofbauer et Dmitry Ishenko
Décor de Riccardo Hernàndez
Lumière de Scott Zielenski
Costumes de James Schuette
Son de David Remedios
Chorégraphie de Damien Jalet